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La pilule rouge
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24 février 2023

Jean Staune

Jean Staune

Jean Staune est diplômé en paléontologie, mathématiques, informatique, gestion, sciences politiques et économiques. Fondateur et secrétaire général de l'Université interdisciplinaire de Paris, il enseigne la philosophie des sciences dans le MBA du groupe HEC. Cet ouvrage est le résultat de près de vingt années de recherches et de rencontres dans de nombreux pays avec des dizaines de personnalités représentant tous les grands domaines scientifiques. Il a dirigé l'ouvrage collectif Science et quête de sens (Presses de la Renaissance, 2005) qui rassemble 15 co-auteurs dont 4 prix Nobel.

 

Les clés du futur 2

Titre : Les clés du futur – Réinventer ensemble la société, l’économie et la science

Auteur : Jean Staune

Genre : Prospective

Date : 2018

Pages : 696

Éditeur : Plon

Collection : Pluriel

ISBN : 978-2-8185-0532-8

 

Les compétences pluridisciplinaires de Jean Staune lui ont permis de développer une approche inédite pour appréhender l'extraordinaire mutation que connaît notre époque : cinq révolutions - scientifique, technologique, managériale, économique, sociétale - à l'oeuvre qui vont modifier notre façon de produire, de consommer et de vivre, bouleversant ainsi tous nos repères traditionnels. Dans cette synthèse exceptionnelle, Jean Staune dessine les contours du monde de demain et livre à chacun d'entre nous les clés pour s'y adapter. Dans la lignée de Notre existence a-t-elle un sens ?, cet ouvrage, nourri de nombreuses rencontres avec ceux qui développent les idées et inventent les pratiques d'une nouvelle aventure humaine, rend résolument optimiste. "L'approche que retient Jean Staune est celle d'un penseur humaniste, soucieux d'embrasser et de croiser toutes les sciences - celles que l'on dit "humaines" ou "sociales", et celles que l'on dit "dures"- et d'appréhender le devenir de l'ensemble des régions du monde." Jacques Attali

 

Extraits :

La science influence notre société de deux façons, soit directement par le progrès technologique qu’elle permet, soit indirectement par la vision du monde qu’elle nous donne. De ce fait, l’évolution de la science provoque aujourd’hui deux révolutions, une révolution fulgurante, l’autre silencieuse. La révolution fulgurante, c’est celle qui résulte de la multiplication par plusieurs millions des capacités de stockage, de transmission et de traitement de l’information, et le mise en réseau de milliards d’êtres humains (et demain de milliards d’objets) via Internet. Elle modifie nos modes de consommation mais aussi de production (imprimantes 3D à domicile), elle illustre la « puissance de la petitesse », la façon dont des milliers de personnes ou de petites unités en réseau peuvent être plus performantes que de grandes organisations ou de grandes industries. En redistribuant les cartes du pouvoir entre les particuliers, les États et les entreprises, en bouleversant des domaines aussi divers que la production et la distribution de l’énergie, l’émission de la monnaie ou l’éducation, cette révolution est porteuse de mutations sociétales et politiques dont l’ampleur est encore difficile à imaginer. Mais elle est aussi porteuse de risques importants tels que la destruction de centaines de millions d’emplois, la fuite addictive dans le monde virtuel au détriment du monde réel, la disparition de la vie privée par la mise en place de moyens d’espionnage généralisés, voire l’éventuel développement d’une intelligence artificielle susceptible de rendre obsolète l’espèce humaine.

La révolution silencieuse, c’est celle qui nous fait passer du monde de la science classique déterministe, mécaniste et réductionniste qui s’est développée depuis les travaux de Galilée, Copernic et Newton, et sur laquelle reposent les fondements de la modernité, à un monde beaucoup plus complexe, subtil et profond, lié à la physique quantique, à la théorie du chaos, à la relativité générale, à la théorie du Big Bang et aux découvertes que l’on peut prédire dans le monde des sciences de la vie et de la conscience qui ont, comme c’est le cas depuis cinq cents ans, un retard de un siècle sur les révolutions dans les sciences de la matière et de l’univers. Comme toute civilisation dépend, pour son organisation sociale et économique, de la vision du monde qui domine parmi ses membres, les changements de vision du monde sont les événements les plus importants de l’histoire humaine. Cette révolution, malgré son caractère théorique, est porteuse de profonds changements sociétaux qui viendront renforcer à terme ceux issus de la révolution fulgurante.

Jean Staune, Les clés du futur, pages 179 et 180

 

Le capitalisme et l’économie de marché ont sorti de la pauvreté des dizaines de millions de personnes au cours du dernier siècle et ont permis une amélioration sans précédent de nos conditions de vie. C’est parce que, comme Adam Smith – et avant lui Benoit Mandeville – l’avait vu, le capitalisme est en phase avec la nature humaine. En luttant pour améliorer leurs propres conditions de vie, les acteurs individuels améliorent l’ensemble de la société. À l’inverse, l’échec du communisme réside dans le fait qu’il s’oppose à la nature humaine (seuls les saints sont prêts à faire des efforts pour améliorer la vie de la collectivité et non d’abord la leur). Mais, alors qu’il paraissait sans concurrence après la chute de Berlin, le capitalisme, sous sa forme occidentale, semble menacé comme il ne l’a jamais été. Cela est dû, tout d’abord, à une grande erreur idéologique, appelée le « fanatisme du marché ». Comme la crise des subprimes l’a parfaitement démontré, la recherche de l’intérêt individuel économique d’un petit nombre d’acteurs peut aller à l’encontre des intérêts de quasiment tous les acteurs économiques et gravement menacer l’équilibre de la société. S’en remettre au marché pour résoudre les problèmes économiques essentiels, à commencer par celui de l’allocation des ressources, ne peut donc être systématique. Nous avons ensuite fait une grande erreur théorique, celle qui a conduit à minimiser les évènements extrêmes et les risques qu’ils représentent dans le monde économique et financier. Cette erreur est directement due à la volonté de continuer à utiliser des outils classiques décrivant des situations simples, dans un monde qui ne l’est plus, comme le montrent les chapitres 3 et 4. Enfin, par avidité, pour mieux multiplier les profits grâce aux effets de levier et parfois tout simplement pour pouvoir mieux soustraire les risques potentiels aux yeux des acheteurs, nous avons créé volontairement de l’hypercomplexité dans un monde déjà complexe. C’est le grand multiplicateur de toxicité, toute cette « finance casino », qui permet de multiplier les gains mais également les risques, et donc les pertes, à des niveaux jamais vus de l’histoire économique et financière.

On se rend compte ainsi que ce que l’on prenait pour la force principale du capitalisme est aussi sa plus grande faiblesse. Sauf exception, la nature humaine ne connait pas la  mesure ni le juste milieu. C'est pourquoi, entre étatisme et interventionnisme (qui ne peuvent en aucun cas fonctionner comme avant dans un monde où plus personne n’a en main les leviers de contrôle) et libéralisme et privatisation à tous crins (qui ont montré leurs limites), le rôle des États dans une société complexe comme celle du XXIème siècle est entièrement à réinventer.

Ce sont les défenseurs du libéralisme qui doivent être les premiers à travailler à son encadrement car c’est une condition de sa survie.

Jean Staune, Les clés du futur, pages 303 et 304

 

La modernité était fondée sur le déterminisme et le réductionnisme. En découlait une délimitation claire des ordres et des concepts telle que vie privée/vie publique, à but lucratif/bénévole, ouvrier/patron, secteur public/secteur privé. Un certain type de raison et de rationalité y dominait, rendant cette civilisation plus matérialiste que celles qui l’ont précédée. Les corps constitués (syndicats, partis politiques) et les experts (professeurs, médecins) y jouaient un rôle essentiel de médiateur entre le peuple et ceux qui le dirigent.

Tout cela a déjà commencé à voler en éclats sous l’influence d’abord du développement de la postmodernité introduisant une forme de relativisme (« tout se vaut ») qui appelle à la déconstruction des ordres et des structures établis. L’origine de ce mouvement remonte à Mai 68 (« il est interdit d’interdire »). L’autre grand facteur de remise en cause de la modernité est le développement d’Internet qui permet non seulement à chacun d’avoir accès instantanément à des informations réservées auparavant aux spécialistes, mais aussi d’échanger des conseils, des remarques, des avis, sur des sujets particuliers, voire de créer des  mouvements auto-organisés et sans leaders qui ont pu prendre de l’ampleur très rapidement, tels que les révolutions arabes, surprenant tous les observateurs. Mais, en dissolvant un système trop figé, la postmodernité a déjà effectué sa tâche et est désormais en partie dépassée, au profit d’une transmodernité susceptible de reconstruire une nouvelle société avec de nouvelles valeurs et d’autres modes de fonctionnement.

Selon les études d’opinion, un tiers de la population occidentale a déjà basculé dans la transmodernité. On appelle ces personnes les culturels créatifs. Elles se définissent par un intérêt pour l’écologie, la préservation de la nature, les médecines douces et les civilisations traditionnelles. Elles pratiquent au quotidien des gestes qui contribuent au développement durable, achètent des produits de l’agriculture biologique ou du commerce équitable, voire investissent dans les produits éthiques. Se méfiant des corps constitués, des médias et des experts, de la publicité et des formes classiques de consommation, ces personnes recherchent une dimension spirituelle, mais pas forcément dans le cadre des grandes religions constituées, ont une morale qui implique le retour à la fidélité mais pas forcément au mariage, la sincérité et la transparence, valeurs qui s’accompagnent d’une ouverture à l’autre, aux autres civilisations, aux autres religions, et du rejet du dogmatisme.

Même si les contours de cette nouvelle société sont encore flous, on voit bien qu’une grande partie de nos pratiques et de nos attentes vont en être – et sont déjà – profondément bouleversées.

Jean Staune, Les clés du futur, pages 387 et 388

 

« Le capitalisme a une vue étroite de la nature humaine. Il suppose que les hommes sont des êtres unidimensionnels qui cherchent exclusivement la maximisation du profit. Les multiples facettes de nos personnalités indiquent que toutes les entreprises ne devraient pas se consacrer au seul objectif de maximisation du profit. »

Muhammad Yunus, Vers un nouveau capitalisme, J.-C. Lattès. 2008

Cité dans Jean Staune, Les clés du futur, page 426

 

Nos pratiques économiques connaissent une triple révolution, conceptuelle, écologique et éthique.

Nous passons d’une société où la force économique reposait sur les machines et les capitaux qui permettaient de les acquérir à une société où la force principale est le savoir, la gestion des connaissances et de la créativité, l’économie du marché passant ainsi du capitalisme au postcapitalisme. Cela correspond au développement, non seulement d’une nouvelle économie, fondée sur l’immatériel et sur l’échange ou le commerce via Internet, mais aussi d’une « nouvelle nouvelle » économie, dont les produits sont par construction gratuits et destinés à le rester, ce qui n’empêche pas certaines entreprises telles que Google de gagner énormément d’argent.

On voit enfin apparaître de véritables services publics mondiaux de l’éducation et de l’information, tels que Wikipédia, et d’autres organisations à but non lucratif, comme Khan Academy. Tout cela va de pair avec une explosion de l’offre (la « longue traîne ») qui crée des opportunités pour des centaines de millions de personnes. Cette révolution implique que l’organisation des connaissances, et surtout leur validation (comment s’orienter dans la jungle actuelle de l’Internet?), sera l’un des enjeux majeurs du XXIe siècle.

Une révolution écologique ensuite. Même si les affirmations des différentes cassandres sont en général prises en défaut, il est évident que notre mode de vie n’est ni durable ni partageable par l’ensemble de la planète. Nous devons donc nous diriger vers une révolution de la qualité dont le but sera non pas d’avoir plus, d’accumuler des biens matériels, mais de produire et de vivre mieux, de produire de façon durable en éliminant toute forme de gaspillage et en mettant en place des stratégies de recyclage qui imitent les lois de la nature. Faire des usines ou des voitures qui dépolluent l’atmosphère autour d’elle au lieu de la polluer, récupérer et valoriser la quasi-totalité des déchets produits par notre civilisation sont des buts que, aussi difficile que cela puisse paraître, cette révolution écologique se devra d’atteindre. C’est ici que l’importance de travaux comme ceux de Gunter Pauli, William McDonough et Michael Braungart prennent tout leur sens. Il ne s’agit pas de minimiser nos déchets, mais de supprimer ce concept. Comme la nature, nous ne devons plus avoir de poubelles!

Révolution éthique enfin. Ces dernières décennies ont vu émerger et se perfectionner une série de pratiques qui, tout en utilisant l’économie de marché et la libre entreprise, intègrent une dimension éthique dans le processus même de la production et non pas a posteriori, sous forme d’une redistribution charitable des « fruits de la croissance ». Ce sont le microcrédit, le commerce équitable, le social-business, la notation et l’investissement éthique, qui nous montrent qu’une autre forme de capitalisme est possible, qui est tout aussi éloignée du collectivisme que du libéralisme classique. Des exemples comme ceux de Muhammad Yunus prouvent que l’on peut utiliser la force des principes mêmes du capitalisme pour le profit de toute la société et pas seulement des actionnaires. Ces révolutions sont en plus portées par un mouvement puissant, elles correspondent profondément aux attentes et aux tendances lourdes d’une nouvelle génération qui se démarque à la fois des anciens et des modernes, celle que nous avons désignée, faute de mieux, sous le terme de « créatifs culturels » et analysée dans la troisième partie.

Nous voyons ainsi comment la « bicyclette folle » qu’est notre société peut choisir d’autres routes que celles qui mènent vers le gouffre que nous avons décrit dans la deuxième partie. Encore faut-il que nous ayons la lucidité de comprendre la nécessité de cette mutation et la volonté d’aller dans cette direction.

Jean Staune, Les clés du futur, pages 527 à 529

 

« Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose… Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes hommes le désir de la mer. »

Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, Gaillimard, 1948

Cité par Jean Staune, Les clés du futur, page 533

 

« Où est mon poste de travail?

-          C’est à vous de l’inventer »

Vous venez d’être recruté par une grande entreprise industrielle dont certains produits sont connus dans le monde entier. Vous arrivez dans l’entreprise pour la première fois et demandez à la personne qui vous accueille où est situé votre poste de travail. Quelle n’est pas votre surprise quand on vous répond : « C’est à vous de l’inventer », et qu’on vous laisse tout seul. Vous vous promenez ainsi dans l’entreprise, sans connaître personne et sans savoir quoi faire. Vous revenez chez vous et n’osez pas raconter à vos proches cette première journée de travail, pour le moins étonnante. Le lendemain, la situation ne s’est pas améliorée, vous êtes toujours tout seul, sans savoir quoi faire. Vous finissez par vous promener dans différents services, puis par aborder des gens. De proche en proche, vous entamez vos premières discussions. Puis, quelqu’un vous dira : « Ah, vous êtes spécialiste des interactions électroniques de surface? J’ai entendu dire qu’il y a une équipe là-bas qui travaille sur le sujet. » Vous allez donc rencontrer les gens en question, présenter ce que vous faites et découvrir ce qu’ils font. Si tout va bien, vous commencez à travailler avec eux, mais ce n’est qu’une forme de stage. À l’issue de celui-ci, un vote démocratique aura lieu parmi l’équipe pour savoir si vous les rejoignez. Si ce n’est pas le cas, vous devrez tenter votre chance avec une autre équipe. Si les choses se passent mal ou que vous êtes trop désorienté par cette façon inhabituelle de faire, un parrain vous accompagnera dans l’entreprise et, sans rien vous imposer ni même vous suggérer, vous présentera les différentes équipe et les personnes qui y travaillent, vous laissant ainsi faire vous-même le choix de l’endroit où vous avez le plus envie de travailler. Cela n’est pas de la fiction, ne se produit pas dans une entreprise baba cool ou hippie de Californie, mais dans une entreprise industrielle, Gore, dont tout le monde connaît le produit vedette, le Gore-Tex. Mais ce que l’on ne sait pas en général, c’est que Gore a créé près de un millier d’autres produits, allant des prothèses médicales aux cordes de guitare, en passant par du fil dentaire ou des câbles de freins pour vélo, et qu’elle a plusieurs fois été nommée l’entreprise la plus innovante au monde. Cela étant rendu possible grâce à une structure de fonctionnement (on n’ose pas dire structure managériale) particulièrement novatrice mise en place par Bill Gore, son fondateur, il y a plus de cinquante ans.

Il n’y a pas de hiérarchie chez Gore, seulement des leaders, et ce n’est pas une simple question de sémantique, car ces leaders, personne ne les a nommés. Ils émergent spontanément de la manière suivante. Vous avez, par exemple, l’idée que les revêtements utilisés par Gore pour des prothèses médicales pourraient parfaitement protéger les cordes de guitare des mains des utilisateurs et les faire ainsi durer plus longtemps. Vous affichez alors un résumé du projet, avec une heure et une date de réunion. Le jour venu, vous présentez votre projet, et l’avenir de celui-ci dépendra entièrement de la réaction des personnes présentes. Si celles-ci adhèrent au projet, alors ses premières étapes seront financées. Si cette adhésion se maintient, le projet ira à son terme et, dans le cas évoqué ici, Gore est devenu le leader mondial de la production des cordes de guitare, alors qu’il n’avait jamais mis les pieds dans le secteur des instruments de musique. Après avoir réussi une telle expérience, vous franchissez les premières marches qui mènent à la fonction de leader. Ainsi, ce sont vos collègues qui vous désigneront comme tel, et les leaders les plus importants de l’entreprise émergent naturellement. Plus encore, la présidente actuelle de Gore, Terri Kelly, a été choisie selon le même processus. C’est la personne avec laquelle le plus de gens de l’entreprise ont désiré travailler. Il n’y a donc pas d’ « emploi » chez Gore, mais des engagements. Les associés, comme on les appelle (car la plupart des employés sont actionnaires), prennent l’engagement de travailler sur tel ou tel projet et d’effectuer telle ou telle tâche, au lieu de se voir assignés à des emplois ou à des fonctions. Leur crédibilité augmentera au fur et à mesure qu’ils respecteront leurs engagements. Terri Kelly a pu définir le fonctionnement de Gore comme une « économie du don ». Au lieu de garder jalousement votre idée pour vous en espérant qu’elle vous apportera promotion et augmentation de salaire, vous devez, de par la structure même de l’entreprise, en faire cadeau au plus grand nombre de personnes autour de vous, pour les inciter à développer et réussir ce projet avec vous.

Le fonctionnement de Gore impose de petites structures, que ce soit pour les bureaux ou des unités de production qui, en général, ne dépasse pas 400 personnes, alors que l’entreprise rassemble plus de 9000 salariés. Gore se moque bien des fameuses économies d’échelle, et se moque tout aussi bien de la fameuse tendance qu’il y a à se recentrer sur son corps de métier pour être performant. Même s’il existe chez Gore de grandes divisions, telles que le textile, l’électronique, les produits médicaux et les produits industriels, les quelques 1000 produits de l’entreprise proviennent des domaines les plus divers. Mais comment peut-on faire pour entrer sur le marché des cordes de guitare ou du fil dentaire quand on n’a aucune expérience commerciale dans ce domaine? On applique la stratégie du don. On va donner des échantillons gratuits de cordes dans des revues spécialisées sur les guitares ou de fil dentaire chez les dentistes, de façon à montrer la supériorité du produit.

On pourrait penser qu’une telle structure désordonnée, voire anarchique, risquerait très vite de mettre l’entreprise dans une situation quelque peu chaotique. Mais dès le début, Bill Gore était habité par l’idée qu’une organisation classique serait moins performante, dans le long terme, pour développer la créativité et l’innovation dans le secteur industriel. L’avenir lui a donné raison. Avec cinquante-sept ans d’existence, 9000 salariés et des domaines d’activité qui n’ont rien à voir avec la nouvelle économie, mais qui sont enracinés dans des processus de production industrielle, Gore constitue une magnifique démonstration de la validité des principes de l’auto-organisation.

Jean Staune, Les clés du futur, pages 540 à 544

 

Les entreprises sont un pilier du monde d’aujourd’hui et encore plus de celui de demain. En effet, la plupart des grands États développés sont extrêmement endettés, les grands systèmes religieux ont perdu de leur toute-puissance, et les « experts » sont de plus en plus critiqués. L’entreprise apparaît donc comme une des seules institutions encore debout dans nos sociétés. Les entreprises comme Google ou Apple sont déjà plus puissantes que la majorité des pays de notre planète.

On peut s’en désoler ou s’en indigner, vouloir combattre les multinationales tentaculaires au nom des bonnes vieilles idéologies collectivistes, mais ce n’est guère plus intelligent que de vouloir s’opposer à la montée de la marée. S’acharner dans une opposition stérile serait d’autant plus regrettable qu’il existe deux grands mouvements qu’il faut pousser les entreprises à adopter et à développer : la mise en place de processus pouvant permettre aux salariés de mieux se réaliser et une série de pratiques incitant les entreprises à travailler pour le bien commun et non pas seulement pour celui des actionnaires.

La théorie du chaos nous apprend que plus un monde est complexe, plus il s’y développe des phénomènes imprévisibles, plus le « cygne noir » y est roi, selon le concept développé par Nassim Nicholas Taleb. Alors que les structures pyramidales et les organigrammes étaient parfaitement adaptés aux grandes entreprises de l’époque taylorienne, les modes de management classique, comme l’ont déjà compris depuis trente ans un certain nombre de managers visionnaires ou pragmatiques, ne correspond plus à ce monde complexe et incertain. Des structures qui donnent à tous les niveaux hiérarchiques une certaine autonomie et un certain pouvoir décisionnel aux salariés seront forcément plus réactives et mieux à même de s’adapter à des situations qu’on ne peut ni modéliser ni prévoir. Sans aller jusqu’à des cas aussi révolutionnaires que ceux où le salarié se doit d’inventer son propre poste de travail et où des leaders émergent naturellement parce que c’est avec eux que le plus de salariés souhaitent travailler, comme chez Gore, même les plus grandes entreprises, si elles veulent continuer à progresser, voire simplement à survivre, devront aller vers des structures qui non seulement permettent mais encouragent l’expression de la créativité et de l’innovation de tous les salariés. En favorisant l’épanouissement de ces derniers, de telles entreprises sont susceptibles de voir augmenter la fidélité et l’implication de ceux qui y travaillent.

Dans un monde où les réseaux sociaux peuvent monter en épingle de microévénements, l’entreprise se doit de prendre en compte le bien commun, c’est-à-dire d’avoir un impact positif sur ses actionnaires et sur ses salariés, mais aussi sur tous ceux qui sont liés à son activité, que ce soient les consommateurs, le personnel de leurs sous-traitants ou cimplement les citoyens qui vivent à proximité de leurs usines. Être une entreprise socialement responsable sera donc une nécessité au XXème siècle, car les technologies actuelles permettent à des crises d’images débouchant sur des campagnes de boycott de prendre des proportions pouvant menacer la survie même des entreprises les plus solides. Ainsi, ces tendances font que l’intérêt de la société, des salariés et des entreprises peuvent faire au moins un bout de chemin ensemble dans la même direction. C’est ce mouvement-là qu’il faut encourager, en utilisant, comme le font les créatifs culturels, notre Caddie d’hypermarché pour transformer la société. Les entreprises ayant besoin d’investisseurs, de salariés et de consommateurs, nos choix personnels, démultipliés par les réseaux sociaux, peuvent avoir un impact jusqu’ici inégalé dans l’histoire humaine où les « petits » paraissent sans poids par rapport aux « gros ».

Même si de tels propos peuvent sembler naïfs à certains, je ne crois pas que nous ayons beaucoup d’autres voies pour diriger la bicyclette folle de notre société vers la bonne route.

Jean Staune, Les clés du futur, pages 649 à 651

 

Cet ouvrage de synthèse aborde un très grand nombre de thèmes, c’est pourquoi je voulais mettre en avant, parmi les centaines d’ouvrages que j’ai lus et les dizaines de personnes que j’ai rencontrées pour l’écrire, ceux qui me paraissaient les plus innovants, qui avaient fait les réalisations les plus remarquables ou produit les analyses les plus pertinentes. Cette liste peut constituer en quelques sorte un guide de lecture pour ceux qui voudraient en savoir plus.

Écologie positive

Les perspectives ouvertes par William McDonough et Michael Braungart dans leur façon de reconcevoir l’ensemble des produits et de l’habitat pour qu’ils aient des effets positifs sur notre vie au lieu d’être « moins mauvais » me paraissent une des voies les plus enthousiasmantes et les plus prometteuses pour le futur. Si on l’associe aux réalisations de Gunter Pauli sur le recyclage des matières premières végétales qui sont aujourd’hui en grande partie détruites, il y a là une véritable perspective pour une croissance économique qui respecte l’environnement.

Responsabilité social de l’entreprise

Ben Cohen et Jerry Greenfield ont été les pionniers qui ont défini ce qu’est une entreprise travaillant vraiment pour le bien commun. Les solutions qu’ils ont découvertes lors du développement des glaces Ben & Jerry’s sont un modèle du genre. En France, François Lemarchand, avec l’aide de son épouse Françoise, incarne depuis vingt-cinq ans, à travers Nature & Découvertes, mais aussi l’Université de la Terre et bien d’autres actions cette économie positive, cette nouvelle forme de capitalisme qui prend en compte l’ensemble des acteurs sociaux et non pas seulement les actionnaires. Élisabeth Laville est une source inépuisable d’informations sur ce mouvement et son cabinet Utopies a profondément contribué à faire évoluer les choses en France. Muhammad Yunus, avec l’invention et le développement du microcrédit, puis du social-business, restera un acteur essentiel de cette révolution qui vise à utiliser la force du capitalisme pour le bien de tous et pas seulement pour certains. Le commerce équitable est un autre pilier de ce domaine, et j’étais très heureux et honoré de pouvoir rencontrer son fondateur, le père Frans Van der Hoff, grâce à Christopher Wasserman et au Zermatt Summit, lequel sommet est une source importante d’informations sur ce domaine. Il y aurait beaucoup d’autres entreprises et entrepreneurs à mentionner ; contentons-nous de signaler simplement Yvon Chouinard, fondateur de Patagonia.

Management

Prendre en compte tous les acteurs de l’entreprise, c’est bien, mais permettre le développement de la créativité de ses salariés est un point essentiel. Isaac Getz et Brian M. Carney, après une enquête auprès de nombreuses entreprises, ont produit un ouvrage remarquable sur ce qu’ils appellent les « leaders libérateurs » et leurs méthodes. L’un d’entre eux est un Français, Jean-François Zobrist, dont la belle histoire à la tête de l’entreprise Favi est un exemple pour tous. Moins connu, le cas de Ricardo Semler au Brésil nous montre qu’il n’y a pas de frontières culturelles ou géographiques pour appliquer de telles idées.

Les prospectivistes

Chris Anderson, de par sa position dans la revue Wired et sa passion pour les nouvelles tendances, est un guide très sûr à travers les mutations économiques, industrielles et technologiques. Ses ouvrages sont toujours brillants et accessibles, Jeremy Rifkin fait partie de ces pionniers qui, s’ils sont parfois excessifs dans leurs prédictions, n’en ont pas moins souvent raison. Ses réflexions sur la troisième révolution industrielle, le développement d’Internet, les communo-collaboratifs, nouvelles méthodes pour retrouver d’anciennes façons de développer des liens de particulier à particulier, ou ses réflexions sur la fin du travail sont d’une grande importance pour les thèmes présentés ici. Pierre Giorgini, une sorte de Jeremy Rifkin français, essaie de développer et d’incarner ces idées, dans la plus grosse structure universitaire privée de France, l’Université catholique de Lille. Il prouve qu’il n’y a pas de fatalité française à être en retard dans ces domaines. Jacques Attali, d’une façon différente, est, lui aussi, une source perpétuelle d’idées, de synthèses et de prédictions audacieuses. Un classique comme celui d’Ernst Schumacher devrait être relu aujourd’hui par beaucoup. Des réflexions comme celles de Ray et Anderson sur les créatifs culturels sont importantes pour comprendre les mutations sociétales, de même que la démarche de Pekka Himanen qui, à travers l’éthique des hackers, nous dévoile quelques pans des valeurs qui animeront demain la société de la connaissance. François Roddier a développé une œuvre originale appliquant, de façon profonde, des concepts scientifiques comme la thermodynamique à la compréhension de l’évolution de nos sociétés. Enfin, une mention spéciale à Marc Luyckx Ghisi, à qui je dois la découverte de la nation de transformodernité et qui est à la fois un observateur et un acteur infatigable de l’émergence de cette nouvelle société en réseau que nous espérons plus tolérante, plus juste et plus porteuse de sens.

Les économistes

Il y aurait ici beaucoup de noms à citer. Je me contenterai de mentionner le travail remarquable de Joseph E. Stiglitz sur les dérives et les limites du libéralisme économique. L’idée remarquable d’Hernando de Soto concernant la nécessité d’une lisibilité par tous des propriétaires des biens et des engagements pris par les différents acteurs économiques. C’est l’absence de cette lisibilité qui est une des causes de la crise actuelle. Quant à Thomas Sedlacek, il a fait un très profond travail de déconstruction des mythes économiques en nous montrant que l’économie était d’abord un choix moral avant d’être une technique « rationnelle » prétendant avoir une base mathématique.

Prévision des risques

Enfin, une des idées les plus décoiffantes que j’aie rencontrées est la sous-estimation dramatique des évènements rares dans notre société actuelle, parfaitement expliquée par Philippe Herlin et Benoit Mandelbrot et mise en scène de façon humoristique par Nassim Nicholas Taleb, qui nous montre que nous vivons plus dans un Extremistan que dans un Mediocristan où demain où demain serait peu différent d’hier.

Jean Staune, Les clés du futur, pages 693 à 696

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