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La pilule rouge
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11 mars 2023

Daniel Cohen

Daniel Cohen

Professeur à l'École normale supérieure, fondateur de l'École de Paris, directeur du Centre pour la recherche économique et son application, consultant en France et à l'international, Daniel Cohen a publié de nombreux ouvrages dont Richesse du monde, pauvretés des nations en 1997.

Il a également dirigé, en collaboration avec Philippe Askenary, deux volumes de référence : 27 questions d'économie contemporaine et 16 nouvelles questions d'économie contemporaine.

 

Homo economicus - Prophète égaré des temps nouveaux

Titre : Homo economicus - Prophète égaré des temps nouveaux

Auteur : Daniel Cohen

Genre : Économie

Date : 2012

Pages : 227

Éditeur : Livre de Poche

Collection : -

ISBN : 978-2-253-17738-8

 

La société devient de plus en plus compétitive, l'obsession des chiffres et la manie des classements s'imposent partout : l'économie guide le monde. Mais vers quelle destination ?

Le bonheur? Les indicateurs de satisfaction et de bien-être stagnent ou régressent, dans les entreprises comme dans les couples. L'efficacité? Les crises financières et les risqués écologiques montrent qu'elle laisse beaucoup à désirer! La liberté? Non plus, tous ceux qui ont parié que la prospérité mènerait à la démocratie se sont trompés : ce sont les crises qui renversent les tyrans.

En vérité, l'économie tend à imposer... son propre modèle : celui où la compétition l'emporte sur la coopération; où la richesse acquise renforce le besoin d'en accumuler davantage; où, finalement, une espèce étrange, celle de I'« Homo economicus», se hisse au-dessus des autres, propageant partout sa logique néo-darwinienne.

Prolongeant les analyses de son précédent livre, La Prospérité du vice, l'économiste Daniel Cohen nous entraîne dans une réflexion au long cours sur le rapport entre la quête du bonheur individuel et la marche des sociétés. Passant de la Rome antique au Pékin d'aujourd'hui, scrutant les enjeux des révolutions numérique et génétique, il dresse une vaste carte des plaisirs et des peines du monde contemporain.

 

Extraits :

En 1998, le roi du Bhoutan a déclaré que l’objectif du pays serait d’atteindre le plus haut niveau de bonheur national brut. Mais en 1999, il a commis une « erreur fatale » : il a levé l’interdit de posséder une télévision. Rupert Murdoch a aussitôt fourni quarante-six chaînes, à travers son réseau Star TV. Et ainsi les habitants du royaume ont vu le lot habituel de sexe, violence, publicité, romances que les habitants des pays riches regardent aussi. Le résultat ne se fit pas attendre. Les divorces, la criminalité, la consommation de drogue ont immédiatement augmenté (1).

(1)    Cathy Scott-Clark et Adrian Levy, The Guardian, 14 juin 2003, “Fast Foreward into Trouble”. Le roi du Bhoutan s’était rendu célèbre pour avoir totalement interdit la cigarette. Le royaume est l’un des pays les plus pauvres du monde selon l’indicateur de développement humain du PNUD. Cité également par Richard Layard, Happiness Lessons from a New Science, Penguin, 2006.

Daniel Cohen, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, page 19

 

Qui est l’Homo economicus? À l’origine, c’est une fiction inventée par les économistes. Leur modèle : un personnage de roman, Robinson Crusoé, lequel a été imaginé par Daniel Defoe comme une métaphore de l’Anglais découvrant une terre vierge (dans tous les sens du terme : sans habitants, sans passé, sur le modèle américain…) et menant une vie « raisonnable ». L’économiste anglais Lionel Robbins présentera, dans les années trente, sa mission : allouer de manière efficace les ressources rares dont il dispose. Définie en ces termes, l’analyse économique inclut tous les arbitrages possibles : le temps passé à dormir et à être éveillé ; la durée du travail et de l’oisiveté ; la production de biens de consommation (consommer du poisson) ou de biens d’investissements (fabriquer des cannes à pêche)… En toutes circonstances, Robinson cherche à maximiser son bien-être, à la manière d’une firme qui maximise son profit. Cette rationalité sans relâche fera dire à Pierre Bourdieu qu’ainsi décrit, Homo economicus est un « monstre anthropologique ».

Naturellement, les économistes ne sont pas dupes des faiblesses narratives de leur héros, pas d’avantage que les philosophes lorsqu’ils exposent les idées de Descartes sur le cogito ou celles de Hegel sur l’Esprit. Leur ambition première est de comprendre la logique du calcul économique, là et quand il s’applique, en raisonnant « toutes choses égales par ailleurs », selon leur expression favorite. Les résultats de la psychologie expérimentale sont à cet égard plutôt rassurants. Il semble qu’il existe bien des sphères distinctes de l’activité humaine qui méritent des examens séparés, chacun selon sa logique.

Daniel Cohen, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, pages 36 et 37

 

Le directeur qui tarifie dix dollars l’heure de retard [à la fin de la garderie des enfants] ou le directeur du centre de transfusion qui veut accroitre le nombre de donneurs [de sang] en leur offrant une prime ont commis la même erreur de raisonnement. Ils ont tout deux pensé qu’une incitation économique pouvait s’ajouter à une incitation morale. Ce qu’ils découvrent est une autre réalité : une récompense financière n’ajoute pas ses effets aux récompenses morales, elle les chasse. La même personne peut avoir des comportements moraux ou des calculs intéressés selon les circonstances, mais pas les deux à la fois. Un ami vous raccompagne chez vous pour vous éviter de prendre un taxi. Si vous le remerciez en lui donnant le prix de la course qu’il vous aura évitée, vous le perdez comme ami.

Jean Tirole et Roland Bénabou ont analysé une question proche (1) : les parents doivent-ils inciter leurs enfants à bien travailler à l’école en leur promettant une récompense en cas de bonnes notes? Tirole et Bénabou proposent une réponse « rationnelle ». Un enfant à qui les parents promettent une récompense va nécessairement se poser la question : « Pourquoi font-ils cela? » Et l’enfant « rationnel », selon ces deux économistes, de conclure : « Parce que je ne suis pas à la hauteur… Si mes propres parents m’offrent une récompense pour m’inciter à de bons résultats, c’est parce qu’ils savent que je n’ai pas les qualités requises… » Et l’enfant « rationnel » de perdre courage. Il pensera : « Je manque de volonté. » Il faut donc mieux, parfois, s’abstenir d’offrir des récompenses monétaires, car elles peuvent déstabiliser le récipiendaire.

Ce raisonnement est lui-même un modèle d’intelligence, visant à transformer une question d’affect en un calcul d’intérêt. Une autre réponse, plus simple, est possible. « Si mes parents m’offrent une récompense, c’est qu’ils ne m’aiment pas. Ils me traitent comme l’employé de leurs propres désirs, et peut-être seraient-ils même capables de me retirer leur affection si je ne réussissais pas. » L’incitation monétaire devient contre-productive lorsqu’elle bouleverse le registre des affects. Tous les parents ne tombent pas dans le piège. Souvent la récompense, un cadeau pour fêter la bonne note, vient d’ailleurs sans avoir été annoncée, après coup, pour le plaisir…Or, pour un économiste, une récompense n’est utile que si elle est anticipée. Dans le cas inverse, les enfants comprennent (spontanément) que les parents veulent simplement partager leur joie, et tout rentre dans l’ordre : c’est de l’amour, pas du calcul économique.

(1)    Rland Bénabou et Jean Tirole, « Belief in a Just Word and Redistributive Politics », The Quartely Journal of Economics, MIT Press, vol. 121(2), mai 2006, pp. 699-746.

Daniel Cohen, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, pages 56 à 58

 

Comprendre la pauvreté aujourd’hui, ce n’est pas comprendre une autre race, celle des pauvres : c’est comprendre comment l’espèce humaine se débat lorsqu’elle est privée de tous ces biens qui sont devenus l’ordinaire des pays riches. Abhijit Banerjee et Esther Duflo ont offert une enquête époustouflante qui va bien plus loin que les recherches antérieures (1). Alors que certains économistes sont tentés de voir dans la pauvreté un défaut de rationalité des pauvres eux-mêmes, ils montrent qu’elle révèle bien davantage la rationalité humaine, lorsqu’elle est privée du soutien d’instructions compétentes et légitimes pour les aider à décider. […]

Deux théories, deux idéologies pourrait-on dire, s’affrontent depuis toujours pour répondre à ces questions. La première est une théorie victorienne de la pauvreté, du nom de la reine Victoria, sous le règne de laquelle cette idée s’est développée. Les pauvres le sont parce qu’ils sont indigents. Il est vain de chercher à les encourager à faire ce qui est bon pour eux : ils sont pauvres précisément parce qu’ils ne le veulent pas. À l’autre bout, la théorie « progressiste » plaide exactement le contraire. C’est la pauvreté elle-même qui est responsable de l’indigence de ceux qui en souffrent. Ce n’est pas parce qu’ils sont différents que les pauvres échouent. Ils sont soumis aux mêmes difficultés, mais ne disposent pas des ressources qui leur permettraient d’y faire face. Il suffirait d’un grand plan Marshall pour éradiquer la pauvreté.

Le problème que Banerjee et Duflo mettent en évidence est que, non, les pauvres ne disposent pas du cadre adéquat pour agir efficacement, mais que non, les ressources manquantes ne sont pas seulement financières. Dans un pays riche, un ménage ne se pose pas la question de vacciner ou de scolariser ses enfants, de cotiser pour sa retraite ou de savoir s’il doit prendre une assurance automobile… Tout est pris en charge par la société, par l’État qui est la mémoire de l’histoire. Ce sont les institutions sociales, l’Académie des sciences, la sécurité sociale qui décident s’il faut vacciner les enfants et les scolariser…

L’habitant d’un pays pauvre doit tout porter par lui-même, et la charge l’écrase bien souvent. […] Les pauvres dépensent beaucoup d’argent pour entretenir leur capital humain, se soigner notamment, qui absorbe une part parfois considérable de leurs revenu. Il leur est toutefois très difficile de faire des dépenses préventives, lorsque leurs maigres ressources sont constamment sollicitées par d’autres besoins. […]

En toute hypothèse, une leçon s’impose de ces études : les explications culturelles de la pauvreté semblent bien éloignées de la réalité. Le pauvre est une riche laissé à lui-même, sans le soutien des institutions qui l’aident à prendre les « bonnes » décisions. Et pour preuve, lorsque les opportunités se présentent, comme c’est le cas en Asie aujourd’hui, ils les saisissent immédiatement.

(1)    Abhijit Banerjee et Esther Duflo, Repenser la pauvreté, Le Seuil, 2011

Daniel Cohen, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, pages 115 à 118

 

Nous franchissons ainsi une nouvelle barrière de complexité. Faut-il craindre que ce soit celle de trop? Les optimistes argueront que l’évolution de la vie a toujours été dans ce sens. La vie hier semble toujours paisible, parce que, de fait, elle était plus simple… Chaque génération en a fait l’expérience. Mais l’idée selon laquelle la complexité serait bonne en soi car « naturelle » est totalement fausse. Le fait que l’homme ait « toujours » résisté à la montée des risques qu’il a provoqués est un mauvais argument. De nombreuses civilisations ont bel et bien disparu par le passé (les Mayas, Sumer, l’île de Pâques…) parce qu’elles n’ont pas su répondre aux défis écologiques qu’elles s’étaient posés à elles-mêmes. Nous ne parvenons pas à croire que nous puissions être dans la même situation, mettant notre foi dans la science et les États pour prévenir le pire. Mais la science est aléatoire et les États sont dirigés par des gouvernements attachés à réduire le mécontentement des peuples, ici et maintenant, davantage qu’à anticiper les crises futures. Sans une réflexion d’ordre anthropologique sur ce monde qui s’annonce, nous ne parviendrons jamais à le gérer de manière collectivement responsable.

Daniel Cohen, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, pages 169 à 170

 

Le romancier chinois Yu Hua expliquait que la répression politique de Tienanmen avait donné le véritable coup d’envoi de la croissance économique chinoise. La voie démocratique ayant été étouffée, les Chinois ont cherché dans la richesse un ersatz à leurs passions interdites. Yu Hua retrouve, dans cet argument, un raisonnement qui avait été tenu au XVIIIème siècle pour justifier la place offerte à l’économie. Le désir de richesse était encore considéré à l’époque comme un vice parmi les autres, une variante de la vanité, de l’amour-propre, de la luxure… Mais, comme l’expliquera l’économiste et philosophe Albert Hirschman, il s’en distinguera pourtant car il sera interprété, par les moralistes et les économistes eux-mêmes, comme une « passion compensatrice », c’est-à-dire une passion qui apaise et parfois éteint les autres… Pour Jean-Pierre Dupuy, qui reprend cette interprétation, l’économie a pris en ce sens la place du sacré en ce qu’elle est sommée de « contenir » la violence humaine, dans les deux sens du terme, de l’empêcher et de la contenir comme dans un sac … (1)

Cette théorie de la « passion compensatrice » s’est révélée bien fragile à l’échelle de l’histoire. Le XXème siècle a réussi le tour de force d’être à la fois le plus prospère et le plus barbare. Du point de vue des innovations technologiques, le siècle qui s’ouvre a démarré en trombe, tout comme le précédent. Le tout-numérique remplace le tout-électrique, et d’autres révolutions se dessinent dès à présent, celles de la génétique et des nouvelles énergies. La force d’entraînement sur l’ensemble de l’économie des nouvelles technologies reste toutefois bien incertaine. Il semble improbable qu’elle permette de répéter, voire d’approcher, la croissance industrielle du XXème siècle. Si l’on prend en compte la hausse du prix des matières premières qui amputera pendant longtemps le pouvoir d’achat des pays importateurs et le coût de ces investissements nouveaux que représentent la santé et l’éducation, la « passion compensatrice » sera tiède, dans les pays avancés du moins.

Face à ces immenses transformations, Homo economicus est un bien pauvre prophète. En voulant surmonter les obstacles qui se dressent à la poursuite de l’enrichissement, et au nom de l’efficacité, il chasse ses propres compétiteurs, les Homo ethicus, empathicus…, ces autres parts de l’homme qui aspirent à la coopération, la réciprocité. Mais en triomphant de ses rivaux, il meurt, enfermant la nature humaine dans un monde privé d’idéal et, au final, inefficace.

L’homme dispose certes d’une formidable capacité d’adaptation. Son obsession de se comparer aux autres lui permet d’aller à peu près n’importe où, pourvu que les autres y aillent aussi… Penser toutefois que la compétition suffira à organiser le monde qui vient relève d’une illusion anthropologique qui se paierait cher si elle n’était pas apaisée par d’autres « passions compensatrices ». Dans l’équilibre entre compétition et coopération, il faut redonner vie à la seconde, en réenchantant le travail, en remettant à plat les frontières du gratuit et du payant, en repensant la coopération internationale, à commencer par celle de l’Europe… En son temps, le christianisme avait offert une solution à la crise de l’Empire romain, permettant d’arracher l’homme antique aux complexités d’une société devenue inintelligible. À notre tour de repenser l’idée que nous nous faisons d’un monde en harmonie avec lui-même, qui nous fasse sentir aussi « l’avant-goût du bonheur et de la paix » …

(1)    Jean-Pierre Dupuy, L’Avenir de l’économie, Flammarion, 2012.

Daniel Cohen, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, pages 225 à 227

 

Trois leçons sur la société post-industrielle

Titre : Trois leçons sur la société post-industrielle

Auteur : Daniel Cohen

Genre : Économie

Date : 2006

Pages : 91

Éditeur : Seuil

Collection : La république des idées

ISBN : 978-2-02-85170-9

 

Qu’est-ce qui a changé dans le capitalisme ces trente dernières années ? Comment est-on sorti de l’économie industrielle et comment décrire le nouveau monde qui s’ouvre devant nous ? C’est à ces questions que répond Daniel Cohen dans ce livre. Mais une autre interrogation traverse ces trois leçons : comment enrayer la dynamique de dissociation qui éloigne progressivement la sphère économique et la sphère sociale ? La « société industrielle » avait apporté ses propres solutions à ce problème. La « société post-industrielle » cherche encore les siennes. L’auteur livre ici une brillante synthèse de ses travaux sur les transformations de l’économie ces vingt dernières années. Mais il pousse l’exercice plus loin en y ajoutant une réflexion inédite sur l’organisation des sociétés occidentales confrontées à ces transformations. Ses talents d’ambassadeur « lisible » de la science économique ne sont plus à démontrer.

 

Extraits :

Les contradictions du fordisme

Dès le départ, c’est-à-dire dès 1913, le fordisme est habité par une contradiction interne, très vite perçue par Ford lui-même. L’organisation scientifique du travail est, par hypothèse, répétitive, ennuyeuse, « aliénante ». Pour la fuir, bon nombre d’ouvriers pratiquent l’absentéisme, obligeant d’un jour à l’autre l’entreprise à leur trouver des remplaçants… Or l’OST rend le tout de la chaîne intimement dépendant de l’assentiment des parties, les ouvriers. Ford s’en inquiète, demande l’avis de psychologues, d’ergonomes… Il comprend vite qu’aucune des voies suggérées pour remédier à l’ennui ouvrier ne suffit. Son coup de génie est l’épisode célèbre où il décide de doubler, du jour au lendemain, le salaire ouvrier pour passer au célèbre « five dollars day » : cinq dollars par jour au lieu des 2 ou 3 dollars auparavant. Les problèmes qui gangrenaient le fonctionnement des usines Ford s’évanouissent brutalement. Les ouvriers se pressent aux portes des usines, l’absentéisme fait place au désir de bien faire. Ford dans ses mémoires commentera cet épisode célèbre en disant qu’il n’a jamais autant réduit ses coûts de production que le jour où il a doublé le salaire ouvrier.

[…] La contradiction interne du fordisme se joue toutefois ici : pour acheter l’assentiment des ouvriers, il ne suffit pas de doubler leur salaire par rapport à ce qu’ils gagnaient auparavant ; il faut le faire par rapport à ce qu’ils gagneraient ailleurs. Peu importe en effet de gagner deux fois plus qu’hier. Ce qui compte pour échapper à l’ennuie, à l’abêtissement, est de penser qu’on mieux payé ici que là-bas. Or l’extension du fordisme à l’ensemble de l’économie va progressivement rendre impossible cette fuite en avant. Isolé dans une société artisanale, le fordisme peut prospérer. Généralisé à l’ensemble de la société, il ne peut que dépérir.

Daniel Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, pages 30 et 31

 

Si tel est le fondement de la division du travail au sens où Adam Smith l’entend, alors appliquée au commerce international, ou interrégional, les implications sont très différentes de celles qui sont suggérée par la théorie ricardienne. Considérons en effet deux régions initialement isolées. L’une est riche, du fait d’investissement initiaux (« une accumulation primitive ») importants : elle dispose d’infrastructures plus nombreuses, ses ouvriers sont mieux éduqués. L’autre est pauvre parce qu’elle en est privée. Quelle dynamique va s’enclencher si, du jour au lendemain, le commerce entre ces deux régions devient possible?

La région la plus riche pourra s’enrichir avantage grâce à l’accès au nouveau marché qui lui est offert : elle jouera d’économies d’échelles plus vastes. Mais quid de la région pauvre? Alors que la région riche peut disposer d’une large gamme de produits, de talents, la région pauvre ne peut se spécialiser que dans un nombre limité d’activités. Une polarisation se met en place. Pour reprendre une typologie de Fernand Braudel, elle fixe l’opposition d’un centre prospère et d’une périphérie pauvre.

Le centre est riche, non parce qu’il est spécialisé, mais parce qu’il est propice à la spécialisation de chacun de ses membres. Il est lui-même un lieu où pourront cohabiter nombre d’activités : on y trouvera des médecins et des coiffeurs, des réparateurs d’auto et des informaticiens… La périphérie, au contraire, ne pourra se spécialiser que dans quelques tâches : elle fabriquera de la porcelaine ou du textile, activités dans lesquelles, par sa spécialisation extrême, elle pourra l’emporter sur la grande ville. Mais ce sera au prix d’une perte de diversité, et finalement d’une plus grande vulnérabilité. Car si une autre région pauvre faisait le même choix de spécialisation, elle exposerait la première au risque de tout perdre.

Le schéma qui émerge n’est donc nullement celui imaginé par Ricardo, où chaque région se spécialise pour le plus grand bonheur de tous, mais au contraire celui d’une asymétrie entre des régions pauvres, ultra-spécialisées et vulnérables à la concurrence des autres périphéries, et des centres polyvalents, mieux protégés des aléas du commerce.

Daniel Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, pages 50 et 51

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