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La pilule rouge

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2 décembre 2023

John Prados

John Prados

Directeur de recherche au National Security Archive de l'université de Washington, John Prados est unanimement reconnu comme l'un des meilleurs spécialistes de l'histoire diplomatique et militaire américaine. L'Histoire de la CIA est son troisième ouvrage à paraître en français, après Les Guerres secrètes de la CIA et La Guerre du Viêt Nam (publié chez Perrin).

 

Histoire de la CIA

Titre : Histoire de la CIA

Auteur : John Prados

Genre : Histoire

Date : 2017

Pages : 725

Éditeur : Perrin

Collection : Collection tempus

ISBN : 978-2-262-10077-3

 

L'histoire, les opérations et les personnels de la CIA, de sa fondation en 1947 à nos jours, par le grand historien américain John Prados. Fondée en 1947, la CIA est la plus célèbre agence de renseignement américaine, voire mondiale. Elle est aussi sans doute la plus controversée. Grâce à de nombreux documents jusqu'alors inconnus, John Prados jette un nouvel éclairage sur ses méthodes et ses opérations - de la Pologne à la Hongrie, de l'Indonésie à l'Irangate et de la baie des Cochons à Guantanamo. Il lève en particulier le voile sur son rôle dans la guerre contre le terrorisme depuis le 11 septembre, qui s'est étendu très au-delà des actions clandestines. Ses réussites, ses échecs, ses relations avec le pouvoir, ses directeurs, ses héros – mais aussi ses salauds - sont ici présentés par l'un des meilleurs spécialistes du sujet, qui décrit par ailleurs l'évolution de l'Agence : se militarisant et s'éloignant toujours davantage de sa mission première de collecte de renseignements, elle semble ne chercher qu'à s'affranchir de tout contrôle du pouvoir exécutif et surtout législatif pour devenir un État dans l'État. Cette Histoire de la CIA, fruit de quarante ans de recherches, est indispensable pour comprendre l'histoire contemporaine des États-Unis et envisager son avenir.

 

Extraits :

La question du langage est capital dans le traitement d’un tel sujet. La CIA est un service de renseignement ayant en charge, entre autres missions, la propagande et la guerre psychologique. Les mots employés par elle ont donc leur importance, et elle est devenue experte en ce domaine et maîtresse dans l’art de la manipulation, du contrôle de la déclassification des documents secrets et du contenu des publications d’anciens agents. Au fil de ses nouveaux programmes, la CIA a forgé, ces dernières années, de nombreux euphémismes permettant d’éviter d’employer des mots généralement associés à certaines actions. Ainsi est-elle parvenue à jeter un voile pudique sur certaines de ses activités les moins avouables.

Ainsi, point de prisons secrètes, mais des « sites noirs » (dark sites). Point de prisonniers, mais des « détenus » (detainees), voire des « détenus de grande valeur » (high-value detainees). Point de passage à tabac, mais des « empoignades » (attention grabs), des « plaquages au mur » (wallings) ou des « gifles » (facial slaps). Point de simulation de noyade, mais du water-boarding ou des « techniques d’interrogatoire renforcées » (enhanced interrogation techniques). Les agents de la CIA – heureusement, à quelques exceptions près – contestent le fait que le terme de « torture » puisse être appliqué à de pareils traitements. La plupart ont accepté les justifications « juridiques » avancées par les hauts fonctionnaires du ministère de la Justice, pour qui la torture ne commence qu’avec la défaillance d’un organe de la personne interrogée.

Dans cet ouvrage, l’horreur ne se drape pas d’euphémisme, et on appelle un chat un chat. La question récemment soulevée de la définition de la torture n’est qu’un des éléments d’un débat sociétal bien plus large : peut-on tolérer que des agences de sécurité emploient tous les moyens pour parvenir à leur fins? Nous refusons donc de jouer au petit jeu sémantique proposé par la CIA. La torture est désignée comme telle, les prisons secrètes comme des prisons secrètes, et ainsi de suite. Si cela vous pose problème, vous pouvez dès maintenant refermer ce livre.

John Prados, Histoire de la CIA, pages 29 et 30

 

Voici une illustration récente de cette propension de la CIA à produire des « récits » arrangés : en 2011, des historiens officiels de l’Agence rédigent un rapport sur les opérations clandestines afin d’en analyser les effets. Ledit rapport conclut que près de 80% des interventions de la CIA ont eu pour objectif de promouvoir et de défense la démocratie. Or, les opérations d’Iran et du Guatemala – deux des plus grands succès de Dulles – ont donné naissance à des dictatures, de même que l’intervention au Congo. Dans les faits, aucune des opérations de la CIA menées sous la supervision de Dulles n’a eu pour résultat l’installation d’une démocratie. Pis : les interventions au Japon et aux Philippines ont eu pour effet d’empêcher des mouvements démocratiques d’exercer leurs droits politiques. Par ailleurs, en France et en Italie, la CIA a manipulé les systèmes démocratiques en place pour empêcher l’émergence politique de la gauche. Ces opérations clandestines avaient pour objectif de restreindre le spectre politique de pays tiers, et non pas de renforcer la démocratie. La charte des Nations unies, ratifiée par les États-Unis, interdit pourtant toute ingérence dans les affaires intérieures d’autres nations. Si l’on veut se montrer charitable, on pourrait dire que les historiens de la CIA se sont intéressés aux objectifs affichés, pas aux effets obtenus ; mais peut-être avaient-ils également une vision quelque peu restreinte de la notion de « démocratie ».

John Prados, Histoire de la CIA, pages 138 et 139

 

Contrairement à une idée très rependue, la CIA ne chasse jamais pour son propre compte. De la volonté de Bill Casey d’affranchir la CIA de tout contrôle parlementaire aux complots d’assassinat de Castro, tout est la conséquence directe de l’idée que se font certaines personnes de l’Agence de ce que désire le président (et qu’il ne peut exprimer clairement). Dans le monde de l’espionnage, la notion de « déni plausible » est au cœur de l’idée que les opérations clandestines sont par définition secrètes. La main des États-Unis, comme celle de Dieu, doit donc demeurer invisible. Par extension, rien ne doit jamais pouvoir attester du fait que le président a eu connaissance des détails d’une opération. Cette vision classique a certes été malmenée, comme dans l’affaire de la baie des Cochons, où la commission Taylor a clairement conclu qu’il était illusoire d’imaginer que la main de l’Amérique pouvait être dissimulée. D’autres entreprises du même genre sont alors en cours. Une force aérienne d’exilés cubains est déployée, cette fois-ci au Congo, dont l’entretien coûte un temps près d’un million de dollars par jour (6 millions d’euros actuels) à la CIA. Il y a la fameuse « armée secrète » déployée au Laos, et qui coûte plus cher encore. Il y a le programme Phoenix d’escadrons de la mort au Vietnam, sans parler de la guerre secrète qui s’y déroule. Il y a les opérations d’Air America dans le monde entier. Et il y a Track II, pour renverser Salvador Allende au Chili.

John Prados, Histoire de la CIA, pages 310 et 311

 

Tout cela, hélas, ne fait que s’ajouter aux machinations qui sont monnaie courante à Langley. De très nombreux projets sont en cours au Sud-Vietnam, où la CIA est théoriquement chargée de la pacification, ainsi qu’au Laos, où elle encadre une armée secrète de Hmongs. La pacification demeure un sujet sensible, car la CIA est à l’origine du programme Phoenix, qui vise les instrastructures de la guérilla en ayant recours à des assassinats. Sur le Laos, les inquiétudes portent sur le fait que les États-Unis ont affirmé respecter la neutralité du pays alors qu’ils y conduisent des opérations militaires et paramilitaires.

Il y a également du grabuge au Chili, car Nixon a insisté auprès de Helms pour qu’il empêche l’accession au pouvoir du dirigeant chilien socialiste Salvador Allende. Des amis – dont John McCone, administrateur de l’International Telephone and Telegraph Corporation (ITT) – s’allient à Langley pour soutenir financièrement les adversaires d’Allende, qui est malgré tout élu. Nixon ordonne alors le lancement de Track II, projet visant à s’en prendre physiquement à Allende, qui ramène l’Agence à ses complots d’assassinat. Dick Helms aurait fait observer que jamais la Maison Blanche ne lui avait autant laissé carte blanche qu’au lancement de cette opération Track II. La manipulation de l’économie chilienne par la Cia et les États-Unis est immense. Langley s’enfonce dans les ténèbres sur le front intérieur tout en se fragilisant à l’extérieur.

John Prados, Histoire de la CIA, pages 479 et 480

 

[2001] L’administration Bush fait pourtant le choix de répondre à cette attaque en sortant son plan d’invasion de l’Irak. On en profite pour envahir également l’Afghanistan, en envoyant d’abord des équipes paramilitaires de la CIA et des troupes des forces spéciales. L’instruction présidentielle du 17 septembre 2001, par laquelle le président Bush autorise ces actions, constitue la base sur laquelle le programme de torture de la CIA va s’appuyer durant la guerre contre le terrorisme.

L’expédition en Irak, qui se fonde sur de fausses assertions d’existence d’armes de destruction massive, est sans doute celle qui tient le plus à cœur à la Maison Blanche. Le vice-président Richard B. Cheney, visite le quartier général de Langley à de nombreuses reprises pour obtenir les renseignements dont il a besoin. Ses demandes constantes exercent une pression toujours plus grande sur les analystes et sur les questions de renseignements liés au terrorisme. Quand les analystes de Tenet refusent de plier, comme lorsqu’ils contestent les affirmations de liens entre le gouvernement irakien et al-Qaïda, les équipes de Bush se tournent vers d’autres sources pour obtenir leurs renseignements « de source sûre ». En mars 2003, les États-Unis envahissent l’Irak, renversent le gouvernement de Saddam Hussein et se mettent en quête des fameuses armes de destruction massive. Quelques mois après le début de la campagne, le président Bush se rend dans la région et peut plastronner en appontant sur le porte-avion : « Mission accomplie! »

Il n’en est rien et la guerre continue. Au moment où j’écris ces lignes, en 2017, le guerre en Afghanistan est la plus longue de l’histoire des États-Unis, et les défenses du gouvernement que Washington a permis d’installer semblent plus fragiles que jamais. Les États-Unis ont quitté l’Irak en 2011, mais ont dû y retourner trois ans plus tard lorsque des fondamentalistes ont commencé à se tailler un État à cheval sur la frontière entre la Syrie et l’Irak. L’histoire de la guerre menée par le CIA en Afghanistan et en Irak reste à écrire, mais elle commence avec George Tenet. Le directeur de la CIA a le sentiment de faire partie d’un chœur grec, derrière le secrétaire d’État Colin Powell quand ce dernier se rend devant le Conseil de sécurité des Nations unies pour y affirmer, contre toute probabilité, que l’Irak possède des armes de destruction massive.  Moins d’un an plus tard, Tenet confie sa crainte de l’échec de la guerre américaine en Irak.

John Prados, Histoire de la CIA, pages 538 et 539

 

 

 

 

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9 octobre 2023

Corey Robin

Corey Robin

Corey Robin est professeur de science politique au Brooklyn College et au Graduate Center (New York City University). Il est l'auteur de plusieurs livres, dont La Peur : histoire d'une idée politique (Armand Colin, 2006). Il écrit aussi pour la presse, notamment pour The New York Times et The Washington Post.

 

La peur, histoire d'une idée politique

 

Nous savons tous, intuitivement, que la peur joue un rôle dans la vie politique d’un pays. Et pas seulement lors d’évènements exceptionnels comme les attentats du 11 septembre à New York. Mais, parce qu’il est humiliant d’avoir peur et de se l’avouer, nous en minimisons irrésistiblement l’influence, préférant nous réfugier derrière des explications plus « rationnelles » du comportement des gouvernants comme des citoyens.

Le maître-livre de Corey Robin déchire ce voile d’ignorance. Dans une analyse à la fois brillante et provoquante, très largement saluée lors de sa récente publication aux États-Unis, il montre en quoi la peur constitue un levier fondamental de pouvoir, même dans une démocratie libérale comme la nôtre. L’auteur conjugue ici une analyse historique de l’idée de peur (de Hobbes à Hanna Arendt en passant par Montesquieu et Tocqueville) avec une description concrète, menée sans complaisance, de la vie politique américaine actuelle. Il s’en dégage une démonstration particulière efficace qui déborde le cadre strictement américain pour s’appliquer à tout fonctionnement démocratique. Si cette thèse originale trouble certainement notre confort intellectuel, elle peut aussi nous dessiller politiquement les yeux pour des lendemains mieux libérés de la peur.

 

Extraits :

 

Mais l’originalité profonde du livre de Corey Robin se situe ailleurs : dans son ambition de nous offrir une véritable théorie générale de la peur dans le champ politique. Cette émotion primaire, aux contours fluides, nous est présente ici comme un levier universel de pouvoir, ce qui n’avait pas échappé aux plus pénétrants de nos philosophes politiques, mais que nous avions largement oublié ; et, bien loin de rester circonscrite aux régimes dictatoriaux qui, c’est vrai, en font de beaucoup le plus large usage, elle constitue un instrument majeur de domination même dans nos démocraties libérales. Plus embarrassant encore, l’auteur nous montre que la peur est souvent considérée par les intellectuels les plus avancés comme un moyen, mieux assuré que d’autres, de fonder l’ordre politique. Le lecteur sera donc surpris de pouvoir disposer d’une focale qui lui permet d’embrasser un champ beaucoup plus vaste que les considérations trop attendues sur les politiques de la peur dont l’extrême droite aurait l’exclusif apanage.

Corel Robin, préface de Philippe Braud, La peur, Histoire d’une idée politique, page 5

 

Selon moi, la peur n’est ni ce qui sauvera l’individu et la société, ni un phénomène étranger à la sphère politique, que celle-ci soit de nature libérale ou non. La peur est, au contraire, un instrument au service d’une élite au pouvoir ou d’insurgés en marche, instrument créé et façonné par des responsables (ou des activistes) qui espèrent en tirer un bénéfice, soit parce qu’elle peut les aider à atteindre un objectif politique déterminé, soit parce qu’elle reflète ou donne du poids à leurs croyances morales et politiques, quand ce n’est pas pur ces deux raisons réunies. […] La peur à caractère politique obéit généralement à deux schémas alternatifs. Dans le premier, des dirigeants ou des militants politiques définissent ce qui est ou doit être le principal objet de terreur pour l’opinion publique. Cette sorte de peur se nourrit généralement d’une menace réelle : elle est très rarement créée ex nihilo ; mais, dans la mesure où les peines de l’existence sont à peu près aussi variées que ses plaisirs, les dirigeants disposent d’une marge assez grande pour décider quelle menace mérite ou non d’être prise au sérieux par la collectivité. Ce sont eux qui identifient le danger pesant sur le bien-être de la population, qui en interprètent la nature et la cause, et qui proposent des solutions pour y faire face. Ce sont eux qui décident que telle peur est digne d’être un sujet de débat public et de mobilisation politique. Cela ne veut pas dire que chaque citoyen redoute la menace ainsi identifiée […], mais que cette menace dominera l’agenda politique au détriment d’autres sujets de crainte ou de préoccupation. Ce faisant, les dirigeants agissent naturellement sous l’influence de leurs objectifs stratégiques et de leurs présupposés idéologiques. Ils analysent la menace à travers un schéma idéologique qui façonne leur perception du danger qu’elle représente et la mesurent à l’aune de l’opportunité politique, qui leur permet d’évaluer s’ils ont intérêt ou non, politiquement, à l’utiliser.

Corel Robin, La peur, Histoire d’une idée politique, page 29

 

Jusqu’ici, seul le premier schéma de peur à caractère politique a été évoqué : celui qui repose sur la définition et l’interprétation, par des dirigeants politiques, d’objets publics de crainte et d’inquiétude. Ce schéma suppose que les dirigeants et le peuple vers qui ils se tournent partagent une identité commune et que les deux groupes, de ce fait, se sentent pareillement menacés. Ce n’est évidemment pas un hasard si ce schéma est si fréquent en temps de guerre. En effet, c’est la nation, ou toute communauté dotée d’une cohésion analogue, qui en est le constituant principal. De même, c’est l’ennemi étranger, ou toute autre figure de l’Autre, comme le trafiquant de drogue, le criminel ou l’immigré, qui en est généralement l’objet privilégié. Mais la peur, suivant un tout autre schéma, peut aussi naître des hiérarchies sociales, politiques et économiques qui divisent une nation. Et si cette peur est, elle aussi, créée, orientée et manipulée par les élites politiques, elle poursuit un objectif tout à fait particulier : l’intimidation interne. Il s’agit ici d’utiliser la sanction ou la menace de la sanction pour faire en sorte qu’un groupe maintienne ou accroisse son pouvoir au détriment des autres. Tandis que le premier schéma suppose la peur commune d’un danger lointain ou d’objets étrangers à la communauté, tel qu’un ennemi extérieur, le second, à la fois plus proche et moins romanesque, naît des divisions et des conflits verticaux inhérents à toute société, c’est-à-dire des inégalités de pouvoir, de statut et de richesse – si avantageux pour leurs bénéficiaires et si néfastes pour les autres – qui la structure. C’est dans de telles injustices, qu’il contribue à perpétuer, que ce second type de peur plonge ses racines. S’il est sans doute excessif d’affirmer qu’elle constitue le fondement de l’ordre politique et social, cette forme de peur est si étroitement liée aux différentes hiérarchies de la société, ainsi qu’à l’autorité et à la soumission que celles-ci engendre, qu’elle représente un mode essentiel de contrôle politique et social.

Corel Robin, La peur, Histoire d’une idée politique, page 32

 

La peur étant la prise de conscience d’un mal, et le mal la privation d’un bien, les hommes de pouvoir peuvent faire naître la peur rien qu’en menaçant l’individu de cette privation. Cela peut se traduire par une violence extrême, mais ce n’est souvent nullement nécessaire, comme l’illustre l’épisode du maccarthysme : dans ce cas, en effet, c’est l’emploi et la carrière professionnelle des individus qui se sont trouvés le plus souvent menacés.

Corel Robin, La peur, Histoire d’une idée politique, page 33

 

La peur n’est pas exclusivement du côté des faibles et la manipulation du côté des puissants ; les seconds ont souvent peur des premiers, soit à cause du sentiment de culpabilité que leur inspire l’injustice qu’ils commettent, soit par crainte anticipée d’une révolte qui s’en prendrait à eux pour les déposséder de leurs privilèges.

Corel Robin, La peur, Histoire d’une idée politique, page 33

 

Si la crainte constitue pour Hobbes une réaction à un danger réel, ses qualités théâtrales – ou, dirions-nous aujourd’hui, spectaculaires – ne sont pas non plus à négliger. La peur procède en effet de l’illusion d’un danger, amplifié parfois à outrance par l’État. Les périls de l’existence étant nombreux et divers, et les sujets ne craignant pas spontanément ceux que le souverain peut estimer qu’il est opportun de craindre, c’est à lui qu’il appartient de choisir ce dont le peuple doit avoir peur. L’État doit convaincre celui-ci, au moyen d’une dénaturation subtile mais nécessaire de la réalité, de redouter certains maux plutôt que d’autres. Cet attribut lui confère une latitude considérable pour définir, comme bon lui semble, les objets de crainte qui domineront les affaires publiques.

Corel Robin, La peur, Histoire d’une idée politique, page 47

 

Face au despote de Montesquieu gît ainsi, pantelante, la victime : l’individu anéanti. Ravalé au rang d’objet, il lui obéit « aussi infailliblement (…) qu’une boule jetée contre une autre ». Quand il se soumet, c’est sans résistance, sans opposition, par le seul jeu d’un mouvement physique répondant à un autre. Idéalement, la simple menace de la violence, plutôt que la violence elle-même, suffit à le contraindre à l’obéissance. « On a reçu l’ordre et cela suffit. » Pour produire cette mécanique parfaite du pouvoir, « il faut ôter tout » au sujet : sa volonté, son individualité, son humanité même. Ainsi le despote menace-t-il davantage que le seul corps physique. Il ôte à la victime sa « volonté propre », ce qui la rend incapable de formuler des préférences, de prendre des décisions ou d’agir de façon autonome. La victime est dépouillée de ces besoins intérieurs – goûts, croyances, désirs – qui font se dresser les hommes contre le monde. Sans ces singularités qui font de chacun un être unique, elle ne peut plus se « préférer [elle-même] aux autres », mais seulement « à rien ». Elle est incapable d’imaginer l’avenir et de penser à des objectifs de long terme. Elle est tellement occupée à répondre à la violence qui lui est faite ou à sa menace qu’elle ne peut sentir à quel point ses actions nuisent à ses véritables intérêts. « Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre au pied et cueillent le fruit. Voilà le gouvernement despotique. » La victime ne peut pas penser en termes de causalité. « (…) Quant à l’enchainement des évènements, ils ne peuvent le suivre, le prévoir, y penser même. » Il faut que la raison elle-même soit étouffée par la terreur, car une personne douée de raison peut défier et triompher du despote.

Corel Robin, La peur, Histoire d’une idée politique, page 81

 

Comme Montesquieu, Tocqueville nous offre deux visions différentes de la peur, situées à deux étapes de sa vie ; dans son cas, cependant, ces deux visions se partagent le même ouvrage. De la démocratie en Amérique, dont le premier volume fut publié en 1835 et le second en 1840. Dans le premier, Tocqueville affirme que la peur est un problème politique que des moyens politiques peuvent parfaitement suffire à résoudre : l’inquiétude est l’arme d’une majorité omnipotente et tyrannique, dont le pouvoir procède de la loi, de l’idéologie et des institutions, et qui ne laisse de soumettre la minorité à la menace de l’ostracisme. Comment éviter une telle tyrannie? En divisant et en décentralisant le pouvoir, et en encourageant l’émergence d’organisations locales et participatives : cela permettra de retirer à la majorité une part de son pouvoir et de transférer celle-ci à la minorité. Cette vision, sans être réjouissante, recèle la possibilité, si les pouvoirs sont effectivement séparés, de favoriser la liberté et d’apaiser l’inquiétude.

Mais, même dans ce premier volume, l’analyse de Tocqueville dévoile une réalité plus amère : si l’individu se conforme à ce que lui dicte la majorité, ce n’est pas en raison d’un quelconque défaut dans l’équilibre des pouvoirs, pas plus qu’en raison des lois, de l’idéologie ou des institutions, mais parce qu’il est trop faible, psychologiquement, pour défendre et revendiquer sa liberté. Dans le second volume, cette psyché affaiblie s’élargira aux dimensions d’une culture de masse s’étendant bien au-delà de la politique et de la sphère du pouvoir – presque au-delà de toute espérance. Ainsi, du fait de son besoin désespéré d’appartenance, il n’est même pas nécessaire de terroriser l’individu moderne et démocratique pour le contraindre à l’obéissance : inquiet du seul fait de son incapacité à exprimer sa volonté, il est prêt, sans qu’il soit besoin de l’y encourager, à renoncer de lui-même à sa liberté. Tandis que, dans le premier volume de De la démocratie en Amérique, l’idéologie, les lois et les institutions contribuent à créer une culture de la tranquillité, le second est dominé par une vision plus sombre, où les solutions d’ordre politique sont pratiquement impuissantes face à la culture préexistante de la solitude qui s’est emparé de la société démocratique. Ce second volume représente plus qu’un simple changement de perspective ; c’est un rejet complet du tableau peint dans le premier, dont Tocqueville est venu à penser qu’il était « distendu, commun et faux », et à la place duquel il propose maintenant « le tableau vrai et original » de la vie moderne.

Corel Robin, La peur, Histoire d’une idée politique, pages 96 et 97

 

L’homme démocratique, en revanche, est intérieurement rongé par un sentiment de faiblesse qui ne reflète pourtant aucun manque objectif de puissance. Son absence de confiance en soi est si profonde qu’il est impossible de dire jusqu’où « s’arrêteraient (…) les complaisances de [sa] faiblesse ». Spontanément enclin à ne pas résister aux exigences d’autrui, il n’est nullement besoin de la menacer d’ostracisme pour qu’il se conforme à la volonté de la foule. Son caractère, ou plutôt son manque de caractère, lui fait naturellement craindre tout ce qui peut irriter la majorité. L’autorité de celle-ci l’enveloppe d’une sorte d’atmosphère pesante et pénétrante. Sans qu’il soit nécessaire de recourir à la menace ou à des exhortations, le sujet démocratique intériorise de lui-même les opinions de la majorité. Sa volonté de s’y soumettre est si totale qu’il abandonne les opinions et les goûts particuliers qui auraient pu le conduire à y faire obstacle. La majorité « agit sur la volonté autant que sur les actions, et empêche en même temps le fait et le désir de faire ». Il ne lui est pas besoin de condamner les « livres licencieux », car personne n’est « tenté de les écrire ». Ou, comme Tocqueville l’écrira dans le second volume de son œuvre, « cette opinion toute-puissante finit par se glisser dans l’âme même de ceux que leur intérêt pourrait armer contre elle; elle modifie leur jugement en même temps qu’elle subjugue leur volonté ».

Corel Robin, La peur, Histoire d’une idée politique, page 103

 

Le libéralisme de l’inquiétude dissimule une tout autre conception, plus sombre et plus subversive, de l’ordre social. Reprenant un argument développé par nombre de penseurs, depuis Tocqueville jusqu’à l’École de Francfort, en passant par Christopher Lasch, ses partisans pensent qu’une des vertus de l’ordre social est de fournir à l’individu l’adversaire dont il a nécessairement besoin. L’ordre social fait en effet peser sur celui-ci un certain nombre d’exigences, parmi lesquelles le respect des règles qu’il édicte et l’obéissance. Ces contraintes favorisent souvent l’apparition d’individus rebelles, qui s’attachent à ce en quoi ils croient et sont prêts à prendre des risques au nom de cet attachement : un Martin Luther King ou une Anna Karenine, dont le refus des normes établies a marqué l’histoire et la littérature, et qui se sont dressés pour dire : « Voilà ce que je crois. Je n’en démordrai pas. » Dans sa révolte contre l’oppression, l’individu définit ses propres croyances et ses propres principes, et cela, de façon bien plus résolue que s’il vivait sous le regard assoupi de parents trop complaisants. Pour montrer une intransigeance aussi profonde, l’individu doit nécessairement sentir peser sur lui l’ensemble de la structure sociale. Sans celle-ci, la rébellion ne sera que superficielle et triviale ; la liberté, un geste dénué de sens. « La liberté radicale, souligne Walzer, est quelque chose de bien petit tant qu’elle ne se déploie pas dans un monde qui lui oppose une solide résistance. » Et « plus il lui est facile » de s’échapper, plus l’individu sera faible. Ou, pour citer Galston, « le choix rationnel d’un mode de vie est bien plus significatif (je suis tenté de dire qu’il peut seulement être significatif) si les enjeux le sont aussi, c’est-à-dire si l’individu amené à faire ce choix possède de fortes convictions auxquelles des convictions contraires peuvent être opposées. »

Walzer, On Toleration, p. 91 ; « The Communitarian Critique of Liberalism », p. 69 ; Galston, “Civil Education and the Liberal State”, in Nancy Rosenblum (dir.), Liberalism and the Moral Life, p. 101. Voir aussi Taylor, The Ethics of Authenticity, p. 37-41, 57 ; Richard Rorty, Achieving Our Country, p. 24-25.

Corey Robin, La peur, histoire d’une idée politique, pages 166 et 167

 

« Au XXème siècle, l’idée d’universalité humaine repose moins sur l’espoir que sur la peur ; moins sur une foi optimiste dans l’aptitude de l’homme au bien que sur la crainte que suscite son aptitude au mal ; moins sur une vision de l’homme comme acteur de son histoire que sur celle d’un être qui reste un loup pour ses semblables. Les étapes qui ont mené à ce nouvel internationalisme ont pour nom Arménie, Verdun, front russe, Auschwitz, Vietnam, Cambodge, Liban, Rwanda et Bosnie. Hommes, femmes ou enfants, civils ou militaires, ce siècle de guerres totales a fait de nous tous des victimes. »

Micheal Ignatieff, The Warrior’s Honor: Ethnic War and the Modern Conscience, New York, Henry Holt, 1997, p.18-19.

Cité par Corey Robin, La peur, histoire d’une idée politique, page 178

 

Si Ignatieff et ses collègues libéraux ont vu dans la lutte contre le nettoyage ethnique une occasion de renouveau progressiste, Kaplan et les siens y ont au contraire trouvé une opportunité de renouveau conservateur. Une nouvelle génération de guerriers impériaux était appelée à délivrer l’Occident de la médiocrité culturelle et de la vie facile. Plus païens que bourgeois, plus intuitifs que rationnels, ces guerriers ne seraient pas incarnés par Colin Powell : ce ne seraient pas de professionnels rigoureux, aussi à l’aise dans les couloirs des Nations unies que dans les arcanes bureaucratiques du Pentagone. Ils en appelaient au contraire à « quelque chose d’ancien et de traditionnel ». Les forces spéciales des États-Unis dans le Tiers-Monde, écrit Kaplan, allaient « recréer des forces expéditionnaires coloniales dont les hommes seraient des sortes de caméléons, sur le modèle de Sir Richard Francis Burton, cet homme qui fut à la fois espion, linguiste et maître ès déguisements. Une pensée « ambiguë », « subjective » et « intuitive », des décisions prises avec seulement 20% d’informations disponibles seraient encouragées : si l’on attendait d’en savoir davantage, il serait trop tard pour passe à l’action (1) ». Ces romantiques promoteurs de la guerre trouvaient leur alter ego diplomatique dans des hommes comme Henry Kissinger et Richard Nixon, dont l’habileté politique empruntait aux modèles d’autrefois. Kissinger, écrit Kaplan, avait une façon toute particulière de considérer la politique étrangère, comme s’il s’agissait d’une façon de « faire l’amour », créative et inventive, « intensément humaine », sensible au génie particulier de chaque individu et à la singularité de chaque situation, et il refusait de s’en tenir à l’application de règles schématiques (2). En bombardant illégalement le Cambodge et en continuant la guerre au Vietnam alors qu’elle n’avait plus d’utilité, Nixon et Kissinger ont montré un mépris aristocratique pour la masse et démontré qu’il était encore possible, dans un univers de désenchantement, de faire preuve de caractère. « N’est-ce pas là précisément la manière dont nous voudrions, ou du moins dont nous disions que nous voudrions, que nos dirigeants agissent? N’est-ce pas là ce qui a tant irrité chez le président Clinton et chez d’autres hommes politiques : que leur action se contente de suivre les sondages d’opinion et non leurs convictions (3)? » Dans une décennie qui a vu « s’épanouir une forme particulièrement insipide de médiocrité », conclut Kaplan, nous devons saluer « l’inflexible fermeté »d’un Kissinger ou d’un Nixon, leur capacité de se porter « à de cruelles extrémités (4) ».

(1)    Kaplan, p. 108.

(2)    Kaplan, p. 143.

(3)    Kaplan, p.147.

(4)    Kaplan, p 154.

Corey Robin, La peur, histoire d’une idée politique, pages 187 et 188

 

La société civile, presque en totalité, a un lien avec l’État, mais une part considérable de son activité se déroule en dehors de la sphère gouvernementale. C’est, en théorie, ce qui fait de la société civile une source de liberté. Du fait de sa position extérieure par rapport aux instances de pouvoir, les individus peuvent vaquer à leurs occupations sans craindre la coercition de l’État. Dans le domaine politique, la société civile est supposée offrir des possibilités de mobilisation par le biais d’une pression morale, et non par la force. Dans les autres domaines, elle offre de quoi équilibrer les demandes pressantes du pouvoir politique. Si nous fréquentons les lieux de culte, si nous passons quatre nuits par semaines à la maison et trois autres à jouer au bowling, le gouvernement ne peut prétendre régir la totalité de notre existence. Si Madison n’a jamais parlé de la société civile, elle fait pourtant écho à l’une de ses réflexions, à savoir que la diversité est source de liberté : « En englobant dans la société tant de citoyens si différents », le pluralisme « rend très improbable la constitution d’une majorité injuste (1) ».

Voilà pour la théorie. Mais la pratique s’avère tout autre. La société civile, même dans le régime le plus libéral, est souvent soit un facteur de répression qui s’ajoute à l’État, soit un facteur de répression autonome (2). Dans les démocraties libérales en particulier, où le pouvoir de l’État est limité, les élites ont de nombreux moyens pour utiliser la société civile en vue de propager la peur. Sans que ce soit une règle absolue, on peut tout de même affirmer que plus un régime est libéral, plus la société civile apparaît comme un instrument séduisant de peur. Examinons les statistiques suivantes. Lors de la Guerre Peur rouge des années 1919-1920, le gouvernement des États-Unis fit emprisonner 10 000 personnes et en déportant environ 600 (3). Pendant le maccarthysme, les limites imposées à l’État par la nature libérale du régime permirent de réduire le nombre de personnes emprisonnées à environs 200, et le nombre de déportés à quelques individus. Pourtant, le maccarthysme dura plus longtemps, toucha davantage d’individus, infligea des dommages plus grands et, sur la durée, eut une influence bien plus importante sur la nation et son régime. Plusieurs éléments permettent de l’expliquer. La guerre froide n’en est pas le moindre, et en particulier l’implication plus grande de la société civile, et surtout du lieu de travail, dans la répression : si le gouvernement a sanctionné un nombre limité d’individus, entre 20 et 40% des salariés du pays ont fait l’objet d’une enquête de loyauté sur leur lieu de travail (4).

Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi la société civile peut servir de substitut ou de complément à la répression de l’État. La société civile n’est pas, dans l’ensemble, soumis à des restrictions comme le Bill of Rights. Ce que l’État n’a pas le droit de faire, des acteurs privés au sein de la société peuvent le faire à sa place.

(1)    Federalist 51, p.321.

(2)    Robert D. Putnam, Bowling Alone : The Collapse and Revival of American Community, New York, Simon and Schuster, 2000, p. 22-24, 350-363. Voir aussi Amy Gutmann, « Freedom of Association : An Introductory Essay », in Freedom of Association, Princeton, Princeton University Press, 1998, p. 3-32.

(3)    William Preston Jr., Aliens and Dissenters : Federal Suppression of Radicals, 1903-1933, New York, Harper and Row, 1963, p. 221 ; Robert K. Murray, Red Scare : A Study in National Hysteria, 1919-1920, New York, McGraw-Hill, 1955, p. 251 ; Robert Justin Goldstein, Political Repression in Modern America : From 1870 to Present, Cambridge, Schenkman, 1978, p. 156, 160.

(4)    Brown, p. 181 ; Griffin Fariello, Red Scare : Memories of the America Inquisition, New York, Avon, 1995, p. 43.

Corey Robin, La peur, histoire d’une idée politique, pages 259 et 260

 

Dans le cours naturel de l’existence, le pouvoir que l’on a sur les moyens de subsistance d’un homme équivaut à un pouvoir sur sa volonté.

Alexander Hamilton

Cité par Corey Robin, La peur, histoire d’une idée politique, page 271

 

Il est encore un aspect de la question qu’il nous faut garder à l’esprit : la peur est, elle aussi, une forme de travail. Créer et entretenir la peur suppose tout un ensemble d’actions : faire planer une menace de sanction, élaborer une propagande, répandre des rumeurs, etc. Ces actions ne sont ni spontanées ni accidentelles : elles exigent un effort continu de la part des élites et de leurs collaborateurs. Pour que la peur soit entretenue dans la durée, les individus appelés à y participer doivent être engagés, payé, encadrés et promus. La peur est ainsi une entreprise économique qui attire et fidélise ses employés en leur promettant un travail et une perspective de progrès personnel. À l’apogée de l’impérialisme européen, Disraeli eut ce mot : « L’Orient est une carrière." (1) La peur a également été une carrière aux États-Unis, non seulement pendant le maccarthysme et sous le règne de la discrimination raciale, mais aussi lors de la lutte menée contre les syndicats dans la dernière moitié du siècle dernier. Pour appréhender la peur, il nous faut donc pleinement comprendre ce qui se passe au travail et sur le lieu de travail.

(1)    Cité dans Edward W. Said, Orientalism, New York, Vintage, 1978, 1994, p. xiii.

Corey Robin, La peur, histoire d’une idée politique, pages 274 et 275

 

Ne les accoutume pas

À la drogue du danger –

Au rêve d’un ennemi

Qui doit être foulé au pied, comme l’herbe –

Avant qu’ils puissent goûter la liberté.

Eschyle

Cité par Corey Robin, La peur, histoire d’une idée politique, page 296

 

À l’aube de l’État moderne, le cardinal de Richelieu eut cette pensée : « Dans les affaires ordinaires, l’administration de la justice requiert des preuves véritables ; il n’en va pas de même des affaires de l’État… Là, une circonstance urgente peut parfois tenir lieu de preuve ; la perte d’un particulier ne peut se comparer au salut de l’État (1). » À mesure que nous gravissons l’échelle des menaces, du crime ordinaire à la destruction de l’État, suggère Richelieu, de moins en moins de preuves sont nécessaires pour attester de la réalité de la menace. Trois siècles plus tard, en pleine guerre froide, le juriste américain Learned Hank reformulera ce principe en écrivant que « la gravité du « mal » » doit être « corrigée par son improbabilité (2) ». Plus grand est le mal, plus haut est le degré d’improbabilité que nous demandons pour ne pas nous en inquiéter, plus bas le degré de probabilité qui autorise – ou permet – de lancer une action préemptive à son encontre.

Même dans un laboratoire ou dans un séminaire, cette logique antiseptique du risque peut induire des actes de démence inspirée. En craignant un danger d’une ampleur inconnue, un dirigeant rationnel, ou un ordinateur, pourrait nous contraindre à faire la guerre contre une menace entièrement inexistante. Mais les dirigeants d’une démocratie moderne tiennent compte d’un facteur de pression supplémentaire. Responsables de populations entières et dépendant des électeurs pour leur réélection, ils se préoccupent non seulement de la survie de la nation mais aussi de leur propre carrière. Le coût électoral de la sous-estimation d’une menace, même imaginaire, peut s’avérer aussi élevé, voire plus, que son coût stratégique ; mais le coût électoral de la surestimation d’une menace est souvent, en revanche, assez bas (comme l’a montré la réélection de George W. Bush). « Mieux vaut être méprisé pour excès de prudence, écrit Burke, que ruiné par excès de confiance (3)

(1) Cité dans Otto Kircheimer, Political Justice : The Use of Legal Procedure for Political Ends, Princeton, Princeton University Press, 1961, p.30.

(2) United States v. Dennis et al., 183 F.2d 212 (1950).

(3) Edmund Burke, Reflections on the Revolution in France (éd. J.C.D. Clark), Stanford, Stanford University Press, 2001, p. 154.

Corey Robin, La peur, histoire d’une idée politique, pages 305 et 306

 

L’une des tâches principales de tout gouvernement en guerre est la promotion et l’entretien, à travers la propagande et la coercition, d’un consensus public concernant l’intérêt national et les buts de guerre du pays. Aux États-Unis, le gouvernement fédéral s’est toujours appuyé sur les industries de la culture pour y parvenir. En tant qu’industries de la culture, les médias et les universités sont de naturels véhicules de propagande ; en tant qu’industrie culturelles, elles offrent des instruments puissants de coercition, d’abord au moyen de l’embauche et du licenciement, puis à travers d’autres modes de sanction financiers et économiques. Aussi n’est-il pas étonnant que ces institutions fassent l’objet, depuis quelques années, d’un sérieux examen politique. Ce qui est moins visible, en revanche, c’est la part de coercition et de propagande que ces institutions acceptent d’assumer elles-mêmes de façon volontaires – ou pour éviter l’intrusion du gouvernement et d’éventuelles sanctions.

Corey Robin, La peur, histoire d’une idée politique, page 320

 

La peur à l’américaine n’est ni une sombre conspiration ni un complot diabolique. C’est simplement le résultat de ce qui arrive quand les gens se contentent de poursuivre leurs intérêts. C’est business as usual, une journée de plus au bureau, bref, l’œuvre tranquille – et perverse – de la main invisible d’Adam Smith.

La peur en politique, comme l’observait Hobbes, a deux visages : l’un regarde au loin, vers les ennemis auxquels la nation fait face ; l’autre regarde en soi-même, vers les conflits et les inégalités qu’entretient la nation. L’astuce du pouvoir politique est de convertir le premier en second, d’utiliser la menace des ennemis à l’extérieur comme prétexte pour réprimer les ennemis à l’intérieur. À cet égard, les membres des cercles gouvernementaux et des élites politiques après le 11 septembre ont remarquablement réussi. Ils ont tranquillement tourné les armes de la guerre antiterroriste contre les mouvements qui, dans le pays, tentaient de renverser le cours des choses. Et alors même que le bruit et les cahots de l’appareil de peur s’évanouissent de la vie publique, les engrenages de cette mécanique continuent de tourner, faisant d’un pays déjà répressif un pays plus répressif encore. « Un jour, la guerre contre le terrorisme prendra fin », ai-je écrit à la fin de l’introduction. « Comme toutes les guerres. Et quand cela arrivera, nous nous trouverons vivre encore dans la peur. Non pas la peur du terrorisme ou de l’islam radical, mais celle des dirigeants que la peur aura laissés derrière elle. » Voilà, je le crains, une prédiction qui pourrait bien se réaliser.

Corey Robin, La peur, histoire d’une idée politique, pages 322 et 323

9 octobre 2023

Paul Krugman

Paul Krugman

 

Paul Robin Krugman est un économiste américain qui a obtenu le « prix Nobel d'économie » 2008 pour avoir montré « les effets des économies d'échelle sur les modèles du commerce international et la localisation de l'activité économique ». Il tient une tribune depuis 1999 dans le New York Times ce qui lui a permis de devenir un « faiseur d'opinion ».

 

Pourquoi les crises reviennent toujours

Titre : Pourquoi les crises reviennent toujours

Auteur : Paul Krugman

Genre : Économie

Date : 2009

Pages : 245

Éditeur : Éditions du Seuil

Collection : Point – Économie

ISBN : 978-2-7578-2790-1

 

Depuis les années 1980, des crises de plus en plus graves se sont succédé. Celle de 2008 a mené le système financier au bord de l’effondrement et engendré une récession dans les économies capitalistes. Pourquoi ces catastrophes que l’on croyait révolues reviennent-elles toujours ?

Krugman explique ici les ressorts de cette fatalité. Il démontre l’insuffisance des normes prudentielles et met au jour une crise du système lui-même, de sa logique fondée sur la libre circulation et la valorisation des capitaux, alors qu’une prospérité durable supposerait de satisfaire les besoins du plus grand nombre et de distribuer équitablement le pouvoir d’achat. L’auteur souligne une raison fondamentale du retour des crises : l’incapacité à laisser les faits remettre en cause des doctrines libérales erronées.

 

Extraits :

Le pouvoir des idées

Comme les lecteurs ont pu s’en rendre compte, non seulement je crois que nous vivons un nouvel âge d’économie de la dépression, mais aussi que John Maynard Keynes – l’économiste qui a compris la Grande Dépression – est aujourd’hui, plus que jamais, à l’ordre du jour. Keynes a conclu son œuvre majeure, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, par une formule célèbre sur l’importance des idées économiques : « Ce sont les idées et non pas les intérêts constitués qui, tôt ou tard, sont dangereuses pour le bien comme pour le mal. »

Nous pouvons discuter pour savoir si cela est toujours vrai, mais dans des temps tels que les nôtres, ça l’est indubitablement. La sentence économique par excellence est supposée être « il n’y a pas de repas gratuit » ; cette phrase exprime le caractère limité des ressources, elle dit que, pour avoir une quantité plus importante d’un bien donné, vous devez accepter d’en avoir moins d’un autre, qu’il n’y a pas de gain sans peine. Cependant, l’économie de la dépression étudie justement des situations où il y a des repas gratuits, pour peu que l’on parvienne à savoir comment s’y prendre, dans la mesure où il existe des ressources encore inexploitées qui pourraient être mises en valeur. La vraie rareté dans le monde de Keynes – et dans le nôtre – n’est donc pas celle des ressources, ni même de la vertu, mais celle de l’entendement.

Néanmoins, nous n’accéderons pas à l’entendement qui nous est nécessaire à moins que nous ne décidions de formuler clairement nos problèmes et de suivre nos réflexions où qu’elles nous conduisent. Certains prétendent que nos problèmes économiques sont structurels et qu’il n’existe pas de remède miracle. Je pense, pour ma part, que les seuls obstacles structurels importants à la prospérité du monde sont les doctrines obsolètes qui encombrent l’esprit des hommes.

Paul Krugman, Pourquoi les crises reviennent toujours, pages 244 et 245

 

11 mars 2023

Daniel Cohen

Daniel Cohen

Professeur à l'École normale supérieure, fondateur de l'École de Paris, directeur du Centre pour la recherche économique et son application, consultant en France et à l'international, Daniel Cohen a publié de nombreux ouvrages dont Richesse du monde, pauvretés des nations en 1997.

Il a également dirigé, en collaboration avec Philippe Askenary, deux volumes de référence : 27 questions d'économie contemporaine et 16 nouvelles questions d'économie contemporaine.

 

Homo economicus - Prophète égaré des temps nouveaux

Titre : Homo economicus - Prophète égaré des temps nouveaux

Auteur : Daniel Cohen

Genre : Économie

Date : 2012

Pages : 227

Éditeur : Livre de Poche

Collection : -

ISBN : 978-2-253-17738-8

 

La société devient de plus en plus compétitive, l'obsession des chiffres et la manie des classements s'imposent partout : l'économie guide le monde. Mais vers quelle destination ?

Le bonheur? Les indicateurs de satisfaction et de bien-être stagnent ou régressent, dans les entreprises comme dans les couples. L'efficacité? Les crises financières et les risqués écologiques montrent qu'elle laisse beaucoup à désirer! La liberté? Non plus, tous ceux qui ont parié que la prospérité mènerait à la démocratie se sont trompés : ce sont les crises qui renversent les tyrans.

En vérité, l'économie tend à imposer... son propre modèle : celui où la compétition l'emporte sur la coopération; où la richesse acquise renforce le besoin d'en accumuler davantage; où, finalement, une espèce étrange, celle de I'« Homo economicus», se hisse au-dessus des autres, propageant partout sa logique néo-darwinienne.

Prolongeant les analyses de son précédent livre, La Prospérité du vice, l'économiste Daniel Cohen nous entraîne dans une réflexion au long cours sur le rapport entre la quête du bonheur individuel et la marche des sociétés. Passant de la Rome antique au Pékin d'aujourd'hui, scrutant les enjeux des révolutions numérique et génétique, il dresse une vaste carte des plaisirs et des peines du monde contemporain.

 

Extraits :

En 1998, le roi du Bhoutan a déclaré que l’objectif du pays serait d’atteindre le plus haut niveau de bonheur national brut. Mais en 1999, il a commis une « erreur fatale » : il a levé l’interdit de posséder une télévision. Rupert Murdoch a aussitôt fourni quarante-six chaînes, à travers son réseau Star TV. Et ainsi les habitants du royaume ont vu le lot habituel de sexe, violence, publicité, romances que les habitants des pays riches regardent aussi. Le résultat ne se fit pas attendre. Les divorces, la criminalité, la consommation de drogue ont immédiatement augmenté (1).

(1)    Cathy Scott-Clark et Adrian Levy, The Guardian, 14 juin 2003, “Fast Foreward into Trouble”. Le roi du Bhoutan s’était rendu célèbre pour avoir totalement interdit la cigarette. Le royaume est l’un des pays les plus pauvres du monde selon l’indicateur de développement humain du PNUD. Cité également par Richard Layard, Happiness Lessons from a New Science, Penguin, 2006.

Daniel Cohen, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, page 19

 

Qui est l’Homo economicus? À l’origine, c’est une fiction inventée par les économistes. Leur modèle : un personnage de roman, Robinson Crusoé, lequel a été imaginé par Daniel Defoe comme une métaphore de l’Anglais découvrant une terre vierge (dans tous les sens du terme : sans habitants, sans passé, sur le modèle américain…) et menant une vie « raisonnable ». L’économiste anglais Lionel Robbins présentera, dans les années trente, sa mission : allouer de manière efficace les ressources rares dont il dispose. Définie en ces termes, l’analyse économique inclut tous les arbitrages possibles : le temps passé à dormir et à être éveillé ; la durée du travail et de l’oisiveté ; la production de biens de consommation (consommer du poisson) ou de biens d’investissements (fabriquer des cannes à pêche)… En toutes circonstances, Robinson cherche à maximiser son bien-être, à la manière d’une firme qui maximise son profit. Cette rationalité sans relâche fera dire à Pierre Bourdieu qu’ainsi décrit, Homo economicus est un « monstre anthropologique ».

Naturellement, les économistes ne sont pas dupes des faiblesses narratives de leur héros, pas d’avantage que les philosophes lorsqu’ils exposent les idées de Descartes sur le cogito ou celles de Hegel sur l’Esprit. Leur ambition première est de comprendre la logique du calcul économique, là et quand il s’applique, en raisonnant « toutes choses égales par ailleurs », selon leur expression favorite. Les résultats de la psychologie expérimentale sont à cet égard plutôt rassurants. Il semble qu’il existe bien des sphères distinctes de l’activité humaine qui méritent des examens séparés, chacun selon sa logique.

Daniel Cohen, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, pages 36 et 37

 

Le directeur qui tarifie dix dollars l’heure de retard [à la fin de la garderie des enfants] ou le directeur du centre de transfusion qui veut accroitre le nombre de donneurs [de sang] en leur offrant une prime ont commis la même erreur de raisonnement. Ils ont tout deux pensé qu’une incitation économique pouvait s’ajouter à une incitation morale. Ce qu’ils découvrent est une autre réalité : une récompense financière n’ajoute pas ses effets aux récompenses morales, elle les chasse. La même personne peut avoir des comportements moraux ou des calculs intéressés selon les circonstances, mais pas les deux à la fois. Un ami vous raccompagne chez vous pour vous éviter de prendre un taxi. Si vous le remerciez en lui donnant le prix de la course qu’il vous aura évitée, vous le perdez comme ami.

Jean Tirole et Roland Bénabou ont analysé une question proche (1) : les parents doivent-ils inciter leurs enfants à bien travailler à l’école en leur promettant une récompense en cas de bonnes notes? Tirole et Bénabou proposent une réponse « rationnelle ». Un enfant à qui les parents promettent une récompense va nécessairement se poser la question : « Pourquoi font-ils cela? » Et l’enfant « rationnel », selon ces deux économistes, de conclure : « Parce que je ne suis pas à la hauteur… Si mes propres parents m’offrent une récompense pour m’inciter à de bons résultats, c’est parce qu’ils savent que je n’ai pas les qualités requises… » Et l’enfant « rationnel » de perdre courage. Il pensera : « Je manque de volonté. » Il faut donc mieux, parfois, s’abstenir d’offrir des récompenses monétaires, car elles peuvent déstabiliser le récipiendaire.

Ce raisonnement est lui-même un modèle d’intelligence, visant à transformer une question d’affect en un calcul d’intérêt. Une autre réponse, plus simple, est possible. « Si mes parents m’offrent une récompense, c’est qu’ils ne m’aiment pas. Ils me traitent comme l’employé de leurs propres désirs, et peut-être seraient-ils même capables de me retirer leur affection si je ne réussissais pas. » L’incitation monétaire devient contre-productive lorsqu’elle bouleverse le registre des affects. Tous les parents ne tombent pas dans le piège. Souvent la récompense, un cadeau pour fêter la bonne note, vient d’ailleurs sans avoir été annoncée, après coup, pour le plaisir…Or, pour un économiste, une récompense n’est utile que si elle est anticipée. Dans le cas inverse, les enfants comprennent (spontanément) que les parents veulent simplement partager leur joie, et tout rentre dans l’ordre : c’est de l’amour, pas du calcul économique.

(1)    Rland Bénabou et Jean Tirole, « Belief in a Just Word and Redistributive Politics », The Quartely Journal of Economics, MIT Press, vol. 121(2), mai 2006, pp. 699-746.

Daniel Cohen, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, pages 56 à 58

 

Comprendre la pauvreté aujourd’hui, ce n’est pas comprendre une autre race, celle des pauvres : c’est comprendre comment l’espèce humaine se débat lorsqu’elle est privée de tous ces biens qui sont devenus l’ordinaire des pays riches. Abhijit Banerjee et Esther Duflo ont offert une enquête époustouflante qui va bien plus loin que les recherches antérieures (1). Alors que certains économistes sont tentés de voir dans la pauvreté un défaut de rationalité des pauvres eux-mêmes, ils montrent qu’elle révèle bien davantage la rationalité humaine, lorsqu’elle est privée du soutien d’instructions compétentes et légitimes pour les aider à décider. […]

Deux théories, deux idéologies pourrait-on dire, s’affrontent depuis toujours pour répondre à ces questions. La première est une théorie victorienne de la pauvreté, du nom de la reine Victoria, sous le règne de laquelle cette idée s’est développée. Les pauvres le sont parce qu’ils sont indigents. Il est vain de chercher à les encourager à faire ce qui est bon pour eux : ils sont pauvres précisément parce qu’ils ne le veulent pas. À l’autre bout, la théorie « progressiste » plaide exactement le contraire. C’est la pauvreté elle-même qui est responsable de l’indigence de ceux qui en souffrent. Ce n’est pas parce qu’ils sont différents que les pauvres échouent. Ils sont soumis aux mêmes difficultés, mais ne disposent pas des ressources qui leur permettraient d’y faire face. Il suffirait d’un grand plan Marshall pour éradiquer la pauvreté.

Le problème que Banerjee et Duflo mettent en évidence est que, non, les pauvres ne disposent pas du cadre adéquat pour agir efficacement, mais que non, les ressources manquantes ne sont pas seulement financières. Dans un pays riche, un ménage ne se pose pas la question de vacciner ou de scolariser ses enfants, de cotiser pour sa retraite ou de savoir s’il doit prendre une assurance automobile… Tout est pris en charge par la société, par l’État qui est la mémoire de l’histoire. Ce sont les institutions sociales, l’Académie des sciences, la sécurité sociale qui décident s’il faut vacciner les enfants et les scolariser…

L’habitant d’un pays pauvre doit tout porter par lui-même, et la charge l’écrase bien souvent. […] Les pauvres dépensent beaucoup d’argent pour entretenir leur capital humain, se soigner notamment, qui absorbe une part parfois considérable de leurs revenu. Il leur est toutefois très difficile de faire des dépenses préventives, lorsque leurs maigres ressources sont constamment sollicitées par d’autres besoins. […]

En toute hypothèse, une leçon s’impose de ces études : les explications culturelles de la pauvreté semblent bien éloignées de la réalité. Le pauvre est une riche laissé à lui-même, sans le soutien des institutions qui l’aident à prendre les « bonnes » décisions. Et pour preuve, lorsque les opportunités se présentent, comme c’est le cas en Asie aujourd’hui, ils les saisissent immédiatement.

(1)    Abhijit Banerjee et Esther Duflo, Repenser la pauvreté, Le Seuil, 2011

Daniel Cohen, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, pages 115 à 118

 

Nous franchissons ainsi une nouvelle barrière de complexité. Faut-il craindre que ce soit celle de trop? Les optimistes argueront que l’évolution de la vie a toujours été dans ce sens. La vie hier semble toujours paisible, parce que, de fait, elle était plus simple… Chaque génération en a fait l’expérience. Mais l’idée selon laquelle la complexité serait bonne en soi car « naturelle » est totalement fausse. Le fait que l’homme ait « toujours » résisté à la montée des risques qu’il a provoqués est un mauvais argument. De nombreuses civilisations ont bel et bien disparu par le passé (les Mayas, Sumer, l’île de Pâques…) parce qu’elles n’ont pas su répondre aux défis écologiques qu’elles s’étaient posés à elles-mêmes. Nous ne parvenons pas à croire que nous puissions être dans la même situation, mettant notre foi dans la science et les États pour prévenir le pire. Mais la science est aléatoire et les États sont dirigés par des gouvernements attachés à réduire le mécontentement des peuples, ici et maintenant, davantage qu’à anticiper les crises futures. Sans une réflexion d’ordre anthropologique sur ce monde qui s’annonce, nous ne parviendrons jamais à le gérer de manière collectivement responsable.

Daniel Cohen, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, pages 169 à 170

 

Le romancier chinois Yu Hua expliquait que la répression politique de Tienanmen avait donné le véritable coup d’envoi de la croissance économique chinoise. La voie démocratique ayant été étouffée, les Chinois ont cherché dans la richesse un ersatz à leurs passions interdites. Yu Hua retrouve, dans cet argument, un raisonnement qui avait été tenu au XVIIIème siècle pour justifier la place offerte à l’économie. Le désir de richesse était encore considéré à l’époque comme un vice parmi les autres, une variante de la vanité, de l’amour-propre, de la luxure… Mais, comme l’expliquera l’économiste et philosophe Albert Hirschman, il s’en distinguera pourtant car il sera interprété, par les moralistes et les économistes eux-mêmes, comme une « passion compensatrice », c’est-à-dire une passion qui apaise et parfois éteint les autres… Pour Jean-Pierre Dupuy, qui reprend cette interprétation, l’économie a pris en ce sens la place du sacré en ce qu’elle est sommée de « contenir » la violence humaine, dans les deux sens du terme, de l’empêcher et de la contenir comme dans un sac … (1)

Cette théorie de la « passion compensatrice » s’est révélée bien fragile à l’échelle de l’histoire. Le XXème siècle a réussi le tour de force d’être à la fois le plus prospère et le plus barbare. Du point de vue des innovations technologiques, le siècle qui s’ouvre a démarré en trombe, tout comme le précédent. Le tout-numérique remplace le tout-électrique, et d’autres révolutions se dessinent dès à présent, celles de la génétique et des nouvelles énergies. La force d’entraînement sur l’ensemble de l’économie des nouvelles technologies reste toutefois bien incertaine. Il semble improbable qu’elle permette de répéter, voire d’approcher, la croissance industrielle du XXème siècle. Si l’on prend en compte la hausse du prix des matières premières qui amputera pendant longtemps le pouvoir d’achat des pays importateurs et le coût de ces investissements nouveaux que représentent la santé et l’éducation, la « passion compensatrice » sera tiède, dans les pays avancés du moins.

Face à ces immenses transformations, Homo economicus est un bien pauvre prophète. En voulant surmonter les obstacles qui se dressent à la poursuite de l’enrichissement, et au nom de l’efficacité, il chasse ses propres compétiteurs, les Homo ethicus, empathicus…, ces autres parts de l’homme qui aspirent à la coopération, la réciprocité. Mais en triomphant de ses rivaux, il meurt, enfermant la nature humaine dans un monde privé d’idéal et, au final, inefficace.

L’homme dispose certes d’une formidable capacité d’adaptation. Son obsession de se comparer aux autres lui permet d’aller à peu près n’importe où, pourvu que les autres y aillent aussi… Penser toutefois que la compétition suffira à organiser le monde qui vient relève d’une illusion anthropologique qui se paierait cher si elle n’était pas apaisée par d’autres « passions compensatrices ». Dans l’équilibre entre compétition et coopération, il faut redonner vie à la seconde, en réenchantant le travail, en remettant à plat les frontières du gratuit et du payant, en repensant la coopération internationale, à commencer par celle de l’Europe… En son temps, le christianisme avait offert une solution à la crise de l’Empire romain, permettant d’arracher l’homme antique aux complexités d’une société devenue inintelligible. À notre tour de repenser l’idée que nous nous faisons d’un monde en harmonie avec lui-même, qui nous fasse sentir aussi « l’avant-goût du bonheur et de la paix » …

(1)    Jean-Pierre Dupuy, L’Avenir de l’économie, Flammarion, 2012.

Daniel Cohen, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, pages 225 à 227

 

Trois leçons sur la société post-industrielle

Titre : Trois leçons sur la société post-industrielle

Auteur : Daniel Cohen

Genre : Économie

Date : 2006

Pages : 91

Éditeur : Seuil

Collection : La république des idées

ISBN : 978-2-02-85170-9

 

Qu’est-ce qui a changé dans le capitalisme ces trente dernières années ? Comment est-on sorti de l’économie industrielle et comment décrire le nouveau monde qui s’ouvre devant nous ? C’est à ces questions que répond Daniel Cohen dans ce livre. Mais une autre interrogation traverse ces trois leçons : comment enrayer la dynamique de dissociation qui éloigne progressivement la sphère économique et la sphère sociale ? La « société industrielle » avait apporté ses propres solutions à ce problème. La « société post-industrielle » cherche encore les siennes. L’auteur livre ici une brillante synthèse de ses travaux sur les transformations de l’économie ces vingt dernières années. Mais il pousse l’exercice plus loin en y ajoutant une réflexion inédite sur l’organisation des sociétés occidentales confrontées à ces transformations. Ses talents d’ambassadeur « lisible » de la science économique ne sont plus à démontrer.

 

Extraits :

Les contradictions du fordisme

Dès le départ, c’est-à-dire dès 1913, le fordisme est habité par une contradiction interne, très vite perçue par Ford lui-même. L’organisation scientifique du travail est, par hypothèse, répétitive, ennuyeuse, « aliénante ». Pour la fuir, bon nombre d’ouvriers pratiquent l’absentéisme, obligeant d’un jour à l’autre l’entreprise à leur trouver des remplaçants… Or l’OST rend le tout de la chaîne intimement dépendant de l’assentiment des parties, les ouvriers. Ford s’en inquiète, demande l’avis de psychologues, d’ergonomes… Il comprend vite qu’aucune des voies suggérées pour remédier à l’ennui ouvrier ne suffit. Son coup de génie est l’épisode célèbre où il décide de doubler, du jour au lendemain, le salaire ouvrier pour passer au célèbre « five dollars day » : cinq dollars par jour au lieu des 2 ou 3 dollars auparavant. Les problèmes qui gangrenaient le fonctionnement des usines Ford s’évanouissent brutalement. Les ouvriers se pressent aux portes des usines, l’absentéisme fait place au désir de bien faire. Ford dans ses mémoires commentera cet épisode célèbre en disant qu’il n’a jamais autant réduit ses coûts de production que le jour où il a doublé le salaire ouvrier.

[…] La contradiction interne du fordisme se joue toutefois ici : pour acheter l’assentiment des ouvriers, il ne suffit pas de doubler leur salaire par rapport à ce qu’ils gagnaient auparavant ; il faut le faire par rapport à ce qu’ils gagneraient ailleurs. Peu importe en effet de gagner deux fois plus qu’hier. Ce qui compte pour échapper à l’ennuie, à l’abêtissement, est de penser qu’on mieux payé ici que là-bas. Or l’extension du fordisme à l’ensemble de l’économie va progressivement rendre impossible cette fuite en avant. Isolé dans une société artisanale, le fordisme peut prospérer. Généralisé à l’ensemble de la société, il ne peut que dépérir.

Daniel Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, pages 30 et 31

 

Si tel est le fondement de la division du travail au sens où Adam Smith l’entend, alors appliquée au commerce international, ou interrégional, les implications sont très différentes de celles qui sont suggérée par la théorie ricardienne. Considérons en effet deux régions initialement isolées. L’une est riche, du fait d’investissement initiaux (« une accumulation primitive ») importants : elle dispose d’infrastructures plus nombreuses, ses ouvriers sont mieux éduqués. L’autre est pauvre parce qu’elle en est privée. Quelle dynamique va s’enclencher si, du jour au lendemain, le commerce entre ces deux régions devient possible?

La région la plus riche pourra s’enrichir avantage grâce à l’accès au nouveau marché qui lui est offert : elle jouera d’économies d’échelles plus vastes. Mais quid de la région pauvre? Alors que la région riche peut disposer d’une large gamme de produits, de talents, la région pauvre ne peut se spécialiser que dans un nombre limité d’activités. Une polarisation se met en place. Pour reprendre une typologie de Fernand Braudel, elle fixe l’opposition d’un centre prospère et d’une périphérie pauvre.

Le centre est riche, non parce qu’il est spécialisé, mais parce qu’il est propice à la spécialisation de chacun de ses membres. Il est lui-même un lieu où pourront cohabiter nombre d’activités : on y trouvera des médecins et des coiffeurs, des réparateurs d’auto et des informaticiens… La périphérie, au contraire, ne pourra se spécialiser que dans quelques tâches : elle fabriquera de la porcelaine ou du textile, activités dans lesquelles, par sa spécialisation extrême, elle pourra l’emporter sur la grande ville. Mais ce sera au prix d’une perte de diversité, et finalement d’une plus grande vulnérabilité. Car si une autre région pauvre faisait le même choix de spécialisation, elle exposerait la première au risque de tout perdre.

Le schéma qui émerge n’est donc nullement celui imaginé par Ricardo, où chaque région se spécialise pour le plus grand bonheur de tous, mais au contraire celui d’une asymétrie entre des régions pauvres, ultra-spécialisées et vulnérables à la concurrence des autres périphéries, et des centres polyvalents, mieux protégés des aléas du commerce.

Daniel Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, pages 50 et 51

24 février 2023

Jean Staune

Jean Staune

Jean Staune est diplômé en paléontologie, mathématiques, informatique, gestion, sciences politiques et économiques. Fondateur et secrétaire général de l'Université interdisciplinaire de Paris, il enseigne la philosophie des sciences dans le MBA du groupe HEC. Cet ouvrage est le résultat de près de vingt années de recherches et de rencontres dans de nombreux pays avec des dizaines de personnalités représentant tous les grands domaines scientifiques. Il a dirigé l'ouvrage collectif Science et quête de sens (Presses de la Renaissance, 2005) qui rassemble 15 co-auteurs dont 4 prix Nobel.

 

Les clés du futur 2

Titre : Les clés du futur – Réinventer ensemble la société, l’économie et la science

Auteur : Jean Staune

Genre : Prospective

Date : 2018

Pages : 696

Éditeur : Plon

Collection : Pluriel

ISBN : 978-2-8185-0532-8

 

Les compétences pluridisciplinaires de Jean Staune lui ont permis de développer une approche inédite pour appréhender l'extraordinaire mutation que connaît notre époque : cinq révolutions - scientifique, technologique, managériale, économique, sociétale - à l'oeuvre qui vont modifier notre façon de produire, de consommer et de vivre, bouleversant ainsi tous nos repères traditionnels. Dans cette synthèse exceptionnelle, Jean Staune dessine les contours du monde de demain et livre à chacun d'entre nous les clés pour s'y adapter. Dans la lignée de Notre existence a-t-elle un sens ?, cet ouvrage, nourri de nombreuses rencontres avec ceux qui développent les idées et inventent les pratiques d'une nouvelle aventure humaine, rend résolument optimiste. "L'approche que retient Jean Staune est celle d'un penseur humaniste, soucieux d'embrasser et de croiser toutes les sciences - celles que l'on dit "humaines" ou "sociales", et celles que l'on dit "dures"- et d'appréhender le devenir de l'ensemble des régions du monde." Jacques Attali

 

Extraits :

La science influence notre société de deux façons, soit directement par le progrès technologique qu’elle permet, soit indirectement par la vision du monde qu’elle nous donne. De ce fait, l’évolution de la science provoque aujourd’hui deux révolutions, une révolution fulgurante, l’autre silencieuse. La révolution fulgurante, c’est celle qui résulte de la multiplication par plusieurs millions des capacités de stockage, de transmission et de traitement de l’information, et le mise en réseau de milliards d’êtres humains (et demain de milliards d’objets) via Internet. Elle modifie nos modes de consommation mais aussi de production (imprimantes 3D à domicile), elle illustre la « puissance de la petitesse », la façon dont des milliers de personnes ou de petites unités en réseau peuvent être plus performantes que de grandes organisations ou de grandes industries. En redistribuant les cartes du pouvoir entre les particuliers, les États et les entreprises, en bouleversant des domaines aussi divers que la production et la distribution de l’énergie, l’émission de la monnaie ou l’éducation, cette révolution est porteuse de mutations sociétales et politiques dont l’ampleur est encore difficile à imaginer. Mais elle est aussi porteuse de risques importants tels que la destruction de centaines de millions d’emplois, la fuite addictive dans le monde virtuel au détriment du monde réel, la disparition de la vie privée par la mise en place de moyens d’espionnage généralisés, voire l’éventuel développement d’une intelligence artificielle susceptible de rendre obsolète l’espèce humaine.

La révolution silencieuse, c’est celle qui nous fait passer du monde de la science classique déterministe, mécaniste et réductionniste qui s’est développée depuis les travaux de Galilée, Copernic et Newton, et sur laquelle reposent les fondements de la modernité, à un monde beaucoup plus complexe, subtil et profond, lié à la physique quantique, à la théorie du chaos, à la relativité générale, à la théorie du Big Bang et aux découvertes que l’on peut prédire dans le monde des sciences de la vie et de la conscience qui ont, comme c’est le cas depuis cinq cents ans, un retard de un siècle sur les révolutions dans les sciences de la matière et de l’univers. Comme toute civilisation dépend, pour son organisation sociale et économique, de la vision du monde qui domine parmi ses membres, les changements de vision du monde sont les événements les plus importants de l’histoire humaine. Cette révolution, malgré son caractère théorique, est porteuse de profonds changements sociétaux qui viendront renforcer à terme ceux issus de la révolution fulgurante.

Jean Staune, Les clés du futur, pages 179 et 180

 

Le capitalisme et l’économie de marché ont sorti de la pauvreté des dizaines de millions de personnes au cours du dernier siècle et ont permis une amélioration sans précédent de nos conditions de vie. C’est parce que, comme Adam Smith – et avant lui Benoit Mandeville – l’avait vu, le capitalisme est en phase avec la nature humaine. En luttant pour améliorer leurs propres conditions de vie, les acteurs individuels améliorent l’ensemble de la société. À l’inverse, l’échec du communisme réside dans le fait qu’il s’oppose à la nature humaine (seuls les saints sont prêts à faire des efforts pour améliorer la vie de la collectivité et non d’abord la leur). Mais, alors qu’il paraissait sans concurrence après la chute de Berlin, le capitalisme, sous sa forme occidentale, semble menacé comme il ne l’a jamais été. Cela est dû, tout d’abord, à une grande erreur idéologique, appelée le « fanatisme du marché ». Comme la crise des subprimes l’a parfaitement démontré, la recherche de l’intérêt individuel économique d’un petit nombre d’acteurs peut aller à l’encontre des intérêts de quasiment tous les acteurs économiques et gravement menacer l’équilibre de la société. S’en remettre au marché pour résoudre les problèmes économiques essentiels, à commencer par celui de l’allocation des ressources, ne peut donc être systématique. Nous avons ensuite fait une grande erreur théorique, celle qui a conduit à minimiser les évènements extrêmes et les risques qu’ils représentent dans le monde économique et financier. Cette erreur est directement due à la volonté de continuer à utiliser des outils classiques décrivant des situations simples, dans un monde qui ne l’est plus, comme le montrent les chapitres 3 et 4. Enfin, par avidité, pour mieux multiplier les profits grâce aux effets de levier et parfois tout simplement pour pouvoir mieux soustraire les risques potentiels aux yeux des acheteurs, nous avons créé volontairement de l’hypercomplexité dans un monde déjà complexe. C’est le grand multiplicateur de toxicité, toute cette « finance casino », qui permet de multiplier les gains mais également les risques, et donc les pertes, à des niveaux jamais vus de l’histoire économique et financière.

On se rend compte ainsi que ce que l’on prenait pour la force principale du capitalisme est aussi sa plus grande faiblesse. Sauf exception, la nature humaine ne connait pas la  mesure ni le juste milieu. C'est pourquoi, entre étatisme et interventionnisme (qui ne peuvent en aucun cas fonctionner comme avant dans un monde où plus personne n’a en main les leviers de contrôle) et libéralisme et privatisation à tous crins (qui ont montré leurs limites), le rôle des États dans une société complexe comme celle du XXIème siècle est entièrement à réinventer.

Ce sont les défenseurs du libéralisme qui doivent être les premiers à travailler à son encadrement car c’est une condition de sa survie.

Jean Staune, Les clés du futur, pages 303 et 304

 

La modernité était fondée sur le déterminisme et le réductionnisme. En découlait une délimitation claire des ordres et des concepts telle que vie privée/vie publique, à but lucratif/bénévole, ouvrier/patron, secteur public/secteur privé. Un certain type de raison et de rationalité y dominait, rendant cette civilisation plus matérialiste que celles qui l’ont précédée. Les corps constitués (syndicats, partis politiques) et les experts (professeurs, médecins) y jouaient un rôle essentiel de médiateur entre le peuple et ceux qui le dirigent.

Tout cela a déjà commencé à voler en éclats sous l’influence d’abord du développement de la postmodernité introduisant une forme de relativisme (« tout se vaut ») qui appelle à la déconstruction des ordres et des structures établis. L’origine de ce mouvement remonte à Mai 68 (« il est interdit d’interdire »). L’autre grand facteur de remise en cause de la modernité est le développement d’Internet qui permet non seulement à chacun d’avoir accès instantanément à des informations réservées auparavant aux spécialistes, mais aussi d’échanger des conseils, des remarques, des avis, sur des sujets particuliers, voire de créer des  mouvements auto-organisés et sans leaders qui ont pu prendre de l’ampleur très rapidement, tels que les révolutions arabes, surprenant tous les observateurs. Mais, en dissolvant un système trop figé, la postmodernité a déjà effectué sa tâche et est désormais en partie dépassée, au profit d’une transmodernité susceptible de reconstruire une nouvelle société avec de nouvelles valeurs et d’autres modes de fonctionnement.

Selon les études d’opinion, un tiers de la population occidentale a déjà basculé dans la transmodernité. On appelle ces personnes les culturels créatifs. Elles se définissent par un intérêt pour l’écologie, la préservation de la nature, les médecines douces et les civilisations traditionnelles. Elles pratiquent au quotidien des gestes qui contribuent au développement durable, achètent des produits de l’agriculture biologique ou du commerce équitable, voire investissent dans les produits éthiques. Se méfiant des corps constitués, des médias et des experts, de la publicité et des formes classiques de consommation, ces personnes recherchent une dimension spirituelle, mais pas forcément dans le cadre des grandes religions constituées, ont une morale qui implique le retour à la fidélité mais pas forcément au mariage, la sincérité et la transparence, valeurs qui s’accompagnent d’une ouverture à l’autre, aux autres civilisations, aux autres religions, et du rejet du dogmatisme.

Même si les contours de cette nouvelle société sont encore flous, on voit bien qu’une grande partie de nos pratiques et de nos attentes vont en être – et sont déjà – profondément bouleversées.

Jean Staune, Les clés du futur, pages 387 et 388

 

« Le capitalisme a une vue étroite de la nature humaine. Il suppose que les hommes sont des êtres unidimensionnels qui cherchent exclusivement la maximisation du profit. Les multiples facettes de nos personnalités indiquent que toutes les entreprises ne devraient pas se consacrer au seul objectif de maximisation du profit. »

Muhammad Yunus, Vers un nouveau capitalisme, J.-C. Lattès. 2008

Cité dans Jean Staune, Les clés du futur, page 426

 

Nos pratiques économiques connaissent une triple révolution, conceptuelle, écologique et éthique.

Nous passons d’une société où la force économique reposait sur les machines et les capitaux qui permettaient de les acquérir à une société où la force principale est le savoir, la gestion des connaissances et de la créativité, l’économie du marché passant ainsi du capitalisme au postcapitalisme. Cela correspond au développement, non seulement d’une nouvelle économie, fondée sur l’immatériel et sur l’échange ou le commerce via Internet, mais aussi d’une « nouvelle nouvelle » économie, dont les produits sont par construction gratuits et destinés à le rester, ce qui n’empêche pas certaines entreprises telles que Google de gagner énormément d’argent.

On voit enfin apparaître de véritables services publics mondiaux de l’éducation et de l’information, tels que Wikipédia, et d’autres organisations à but non lucratif, comme Khan Academy. Tout cela va de pair avec une explosion de l’offre (la « longue traîne ») qui crée des opportunités pour des centaines de millions de personnes. Cette révolution implique que l’organisation des connaissances, et surtout leur validation (comment s’orienter dans la jungle actuelle de l’Internet?), sera l’un des enjeux majeurs du XXIe siècle.

Une révolution écologique ensuite. Même si les affirmations des différentes cassandres sont en général prises en défaut, il est évident que notre mode de vie n’est ni durable ni partageable par l’ensemble de la planète. Nous devons donc nous diriger vers une révolution de la qualité dont le but sera non pas d’avoir plus, d’accumuler des biens matériels, mais de produire et de vivre mieux, de produire de façon durable en éliminant toute forme de gaspillage et en mettant en place des stratégies de recyclage qui imitent les lois de la nature. Faire des usines ou des voitures qui dépolluent l’atmosphère autour d’elle au lieu de la polluer, récupérer et valoriser la quasi-totalité des déchets produits par notre civilisation sont des buts que, aussi difficile que cela puisse paraître, cette révolution écologique se devra d’atteindre. C’est ici que l’importance de travaux comme ceux de Gunter Pauli, William McDonough et Michael Braungart prennent tout leur sens. Il ne s’agit pas de minimiser nos déchets, mais de supprimer ce concept. Comme la nature, nous ne devons plus avoir de poubelles!

Révolution éthique enfin. Ces dernières décennies ont vu émerger et se perfectionner une série de pratiques qui, tout en utilisant l’économie de marché et la libre entreprise, intègrent une dimension éthique dans le processus même de la production et non pas a posteriori, sous forme d’une redistribution charitable des « fruits de la croissance ». Ce sont le microcrédit, le commerce équitable, le social-business, la notation et l’investissement éthique, qui nous montrent qu’une autre forme de capitalisme est possible, qui est tout aussi éloignée du collectivisme que du libéralisme classique. Des exemples comme ceux de Muhammad Yunus prouvent que l’on peut utiliser la force des principes mêmes du capitalisme pour le profit de toute la société et pas seulement des actionnaires. Ces révolutions sont en plus portées par un mouvement puissant, elles correspondent profondément aux attentes et aux tendances lourdes d’une nouvelle génération qui se démarque à la fois des anciens et des modernes, celle que nous avons désignée, faute de mieux, sous le terme de « créatifs culturels » et analysée dans la troisième partie.

Nous voyons ainsi comment la « bicyclette folle » qu’est notre société peut choisir d’autres routes que celles qui mènent vers le gouffre que nous avons décrit dans la deuxième partie. Encore faut-il que nous ayons la lucidité de comprendre la nécessité de cette mutation et la volonté d’aller dans cette direction.

Jean Staune, Les clés du futur, pages 527 à 529

 

« Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose… Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes hommes le désir de la mer. »

Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, Gaillimard, 1948

Cité par Jean Staune, Les clés du futur, page 533

 

« Où est mon poste de travail?

-          C’est à vous de l’inventer »

Vous venez d’être recruté par une grande entreprise industrielle dont certains produits sont connus dans le monde entier. Vous arrivez dans l’entreprise pour la première fois et demandez à la personne qui vous accueille où est situé votre poste de travail. Quelle n’est pas votre surprise quand on vous répond : « C’est à vous de l’inventer », et qu’on vous laisse tout seul. Vous vous promenez ainsi dans l’entreprise, sans connaître personne et sans savoir quoi faire. Vous revenez chez vous et n’osez pas raconter à vos proches cette première journée de travail, pour le moins étonnante. Le lendemain, la situation ne s’est pas améliorée, vous êtes toujours tout seul, sans savoir quoi faire. Vous finissez par vous promener dans différents services, puis par aborder des gens. De proche en proche, vous entamez vos premières discussions. Puis, quelqu’un vous dira : « Ah, vous êtes spécialiste des interactions électroniques de surface? J’ai entendu dire qu’il y a une équipe là-bas qui travaille sur le sujet. » Vous allez donc rencontrer les gens en question, présenter ce que vous faites et découvrir ce qu’ils font. Si tout va bien, vous commencez à travailler avec eux, mais ce n’est qu’une forme de stage. À l’issue de celui-ci, un vote démocratique aura lieu parmi l’équipe pour savoir si vous les rejoignez. Si ce n’est pas le cas, vous devrez tenter votre chance avec une autre équipe. Si les choses se passent mal ou que vous êtes trop désorienté par cette façon inhabituelle de faire, un parrain vous accompagnera dans l’entreprise et, sans rien vous imposer ni même vous suggérer, vous présentera les différentes équipe et les personnes qui y travaillent, vous laissant ainsi faire vous-même le choix de l’endroit où vous avez le plus envie de travailler. Cela n’est pas de la fiction, ne se produit pas dans une entreprise baba cool ou hippie de Californie, mais dans une entreprise industrielle, Gore, dont tout le monde connaît le produit vedette, le Gore-Tex. Mais ce que l’on ne sait pas en général, c’est que Gore a créé près de un millier d’autres produits, allant des prothèses médicales aux cordes de guitare, en passant par du fil dentaire ou des câbles de freins pour vélo, et qu’elle a plusieurs fois été nommée l’entreprise la plus innovante au monde. Cela étant rendu possible grâce à une structure de fonctionnement (on n’ose pas dire structure managériale) particulièrement novatrice mise en place par Bill Gore, son fondateur, il y a plus de cinquante ans.

Il n’y a pas de hiérarchie chez Gore, seulement des leaders, et ce n’est pas une simple question de sémantique, car ces leaders, personne ne les a nommés. Ils émergent spontanément de la manière suivante. Vous avez, par exemple, l’idée que les revêtements utilisés par Gore pour des prothèses médicales pourraient parfaitement protéger les cordes de guitare des mains des utilisateurs et les faire ainsi durer plus longtemps. Vous affichez alors un résumé du projet, avec une heure et une date de réunion. Le jour venu, vous présentez votre projet, et l’avenir de celui-ci dépendra entièrement de la réaction des personnes présentes. Si celles-ci adhèrent au projet, alors ses premières étapes seront financées. Si cette adhésion se maintient, le projet ira à son terme et, dans le cas évoqué ici, Gore est devenu le leader mondial de la production des cordes de guitare, alors qu’il n’avait jamais mis les pieds dans le secteur des instruments de musique. Après avoir réussi une telle expérience, vous franchissez les premières marches qui mènent à la fonction de leader. Ainsi, ce sont vos collègues qui vous désigneront comme tel, et les leaders les plus importants de l’entreprise émergent naturellement. Plus encore, la présidente actuelle de Gore, Terri Kelly, a été choisie selon le même processus. C’est la personne avec laquelle le plus de gens de l’entreprise ont désiré travailler. Il n’y a donc pas d’ « emploi » chez Gore, mais des engagements. Les associés, comme on les appelle (car la plupart des employés sont actionnaires), prennent l’engagement de travailler sur tel ou tel projet et d’effectuer telle ou telle tâche, au lieu de se voir assignés à des emplois ou à des fonctions. Leur crédibilité augmentera au fur et à mesure qu’ils respecteront leurs engagements. Terri Kelly a pu définir le fonctionnement de Gore comme une « économie du don ». Au lieu de garder jalousement votre idée pour vous en espérant qu’elle vous apportera promotion et augmentation de salaire, vous devez, de par la structure même de l’entreprise, en faire cadeau au plus grand nombre de personnes autour de vous, pour les inciter à développer et réussir ce projet avec vous.

Le fonctionnement de Gore impose de petites structures, que ce soit pour les bureaux ou des unités de production qui, en général, ne dépasse pas 400 personnes, alors que l’entreprise rassemble plus de 9000 salariés. Gore se moque bien des fameuses économies d’échelle, et se moque tout aussi bien de la fameuse tendance qu’il y a à se recentrer sur son corps de métier pour être performant. Même s’il existe chez Gore de grandes divisions, telles que le textile, l’électronique, les produits médicaux et les produits industriels, les quelques 1000 produits de l’entreprise proviennent des domaines les plus divers. Mais comment peut-on faire pour entrer sur le marché des cordes de guitare ou du fil dentaire quand on n’a aucune expérience commerciale dans ce domaine? On applique la stratégie du don. On va donner des échantillons gratuits de cordes dans des revues spécialisées sur les guitares ou de fil dentaire chez les dentistes, de façon à montrer la supériorité du produit.

On pourrait penser qu’une telle structure désordonnée, voire anarchique, risquerait très vite de mettre l’entreprise dans une situation quelque peu chaotique. Mais dès le début, Bill Gore était habité par l’idée qu’une organisation classique serait moins performante, dans le long terme, pour développer la créativité et l’innovation dans le secteur industriel. L’avenir lui a donné raison. Avec cinquante-sept ans d’existence, 9000 salariés et des domaines d’activité qui n’ont rien à voir avec la nouvelle économie, mais qui sont enracinés dans des processus de production industrielle, Gore constitue une magnifique démonstration de la validité des principes de l’auto-organisation.

Jean Staune, Les clés du futur, pages 540 à 544

 

Les entreprises sont un pilier du monde d’aujourd’hui et encore plus de celui de demain. En effet, la plupart des grands États développés sont extrêmement endettés, les grands systèmes religieux ont perdu de leur toute-puissance, et les « experts » sont de plus en plus critiqués. L’entreprise apparaît donc comme une des seules institutions encore debout dans nos sociétés. Les entreprises comme Google ou Apple sont déjà plus puissantes que la majorité des pays de notre planète.

On peut s’en désoler ou s’en indigner, vouloir combattre les multinationales tentaculaires au nom des bonnes vieilles idéologies collectivistes, mais ce n’est guère plus intelligent que de vouloir s’opposer à la montée de la marée. S’acharner dans une opposition stérile serait d’autant plus regrettable qu’il existe deux grands mouvements qu’il faut pousser les entreprises à adopter et à développer : la mise en place de processus pouvant permettre aux salariés de mieux se réaliser et une série de pratiques incitant les entreprises à travailler pour le bien commun et non pas seulement pour celui des actionnaires.

La théorie du chaos nous apprend que plus un monde est complexe, plus il s’y développe des phénomènes imprévisibles, plus le « cygne noir » y est roi, selon le concept développé par Nassim Nicholas Taleb. Alors que les structures pyramidales et les organigrammes étaient parfaitement adaptés aux grandes entreprises de l’époque taylorienne, les modes de management classique, comme l’ont déjà compris depuis trente ans un certain nombre de managers visionnaires ou pragmatiques, ne correspond plus à ce monde complexe et incertain. Des structures qui donnent à tous les niveaux hiérarchiques une certaine autonomie et un certain pouvoir décisionnel aux salariés seront forcément plus réactives et mieux à même de s’adapter à des situations qu’on ne peut ni modéliser ni prévoir. Sans aller jusqu’à des cas aussi révolutionnaires que ceux où le salarié se doit d’inventer son propre poste de travail et où des leaders émergent naturellement parce que c’est avec eux que le plus de salariés souhaitent travailler, comme chez Gore, même les plus grandes entreprises, si elles veulent continuer à progresser, voire simplement à survivre, devront aller vers des structures qui non seulement permettent mais encouragent l’expression de la créativité et de l’innovation de tous les salariés. En favorisant l’épanouissement de ces derniers, de telles entreprises sont susceptibles de voir augmenter la fidélité et l’implication de ceux qui y travaillent.

Dans un monde où les réseaux sociaux peuvent monter en épingle de microévénements, l’entreprise se doit de prendre en compte le bien commun, c’est-à-dire d’avoir un impact positif sur ses actionnaires et sur ses salariés, mais aussi sur tous ceux qui sont liés à son activité, que ce soient les consommateurs, le personnel de leurs sous-traitants ou cimplement les citoyens qui vivent à proximité de leurs usines. Être une entreprise socialement responsable sera donc une nécessité au XXème siècle, car les technologies actuelles permettent à des crises d’images débouchant sur des campagnes de boycott de prendre des proportions pouvant menacer la survie même des entreprises les plus solides. Ainsi, ces tendances font que l’intérêt de la société, des salariés et des entreprises peuvent faire au moins un bout de chemin ensemble dans la même direction. C’est ce mouvement-là qu’il faut encourager, en utilisant, comme le font les créatifs culturels, notre Caddie d’hypermarché pour transformer la société. Les entreprises ayant besoin d’investisseurs, de salariés et de consommateurs, nos choix personnels, démultipliés par les réseaux sociaux, peuvent avoir un impact jusqu’ici inégalé dans l’histoire humaine où les « petits » paraissent sans poids par rapport aux « gros ».

Même si de tels propos peuvent sembler naïfs à certains, je ne crois pas que nous ayons beaucoup d’autres voies pour diriger la bicyclette folle de notre société vers la bonne route.

Jean Staune, Les clés du futur, pages 649 à 651

 

Cet ouvrage de synthèse aborde un très grand nombre de thèmes, c’est pourquoi je voulais mettre en avant, parmi les centaines d’ouvrages que j’ai lus et les dizaines de personnes que j’ai rencontrées pour l’écrire, ceux qui me paraissaient les plus innovants, qui avaient fait les réalisations les plus remarquables ou produit les analyses les plus pertinentes. Cette liste peut constituer en quelques sorte un guide de lecture pour ceux qui voudraient en savoir plus.

Écologie positive

Les perspectives ouvertes par William McDonough et Michael Braungart dans leur façon de reconcevoir l’ensemble des produits et de l’habitat pour qu’ils aient des effets positifs sur notre vie au lieu d’être « moins mauvais » me paraissent une des voies les plus enthousiasmantes et les plus prometteuses pour le futur. Si on l’associe aux réalisations de Gunter Pauli sur le recyclage des matières premières végétales qui sont aujourd’hui en grande partie détruites, il y a là une véritable perspective pour une croissance économique qui respecte l’environnement.

Responsabilité social de l’entreprise

Ben Cohen et Jerry Greenfield ont été les pionniers qui ont défini ce qu’est une entreprise travaillant vraiment pour le bien commun. Les solutions qu’ils ont découvertes lors du développement des glaces Ben & Jerry’s sont un modèle du genre. En France, François Lemarchand, avec l’aide de son épouse Françoise, incarne depuis vingt-cinq ans, à travers Nature & Découvertes, mais aussi l’Université de la Terre et bien d’autres actions cette économie positive, cette nouvelle forme de capitalisme qui prend en compte l’ensemble des acteurs sociaux et non pas seulement les actionnaires. Élisabeth Laville est une source inépuisable d’informations sur ce mouvement et son cabinet Utopies a profondément contribué à faire évoluer les choses en France. Muhammad Yunus, avec l’invention et le développement du microcrédit, puis du social-business, restera un acteur essentiel de cette révolution qui vise à utiliser la force du capitalisme pour le bien de tous et pas seulement pour certains. Le commerce équitable est un autre pilier de ce domaine, et j’étais très heureux et honoré de pouvoir rencontrer son fondateur, le père Frans Van der Hoff, grâce à Christopher Wasserman et au Zermatt Summit, lequel sommet est une source importante d’informations sur ce domaine. Il y aurait beaucoup d’autres entreprises et entrepreneurs à mentionner ; contentons-nous de signaler simplement Yvon Chouinard, fondateur de Patagonia.

Management

Prendre en compte tous les acteurs de l’entreprise, c’est bien, mais permettre le développement de la créativité de ses salariés est un point essentiel. Isaac Getz et Brian M. Carney, après une enquête auprès de nombreuses entreprises, ont produit un ouvrage remarquable sur ce qu’ils appellent les « leaders libérateurs » et leurs méthodes. L’un d’entre eux est un Français, Jean-François Zobrist, dont la belle histoire à la tête de l’entreprise Favi est un exemple pour tous. Moins connu, le cas de Ricardo Semler au Brésil nous montre qu’il n’y a pas de frontières culturelles ou géographiques pour appliquer de telles idées.

Les prospectivistes

Chris Anderson, de par sa position dans la revue Wired et sa passion pour les nouvelles tendances, est un guide très sûr à travers les mutations économiques, industrielles et technologiques. Ses ouvrages sont toujours brillants et accessibles, Jeremy Rifkin fait partie de ces pionniers qui, s’ils sont parfois excessifs dans leurs prédictions, n’en ont pas moins souvent raison. Ses réflexions sur la troisième révolution industrielle, le développement d’Internet, les communo-collaboratifs, nouvelles méthodes pour retrouver d’anciennes façons de développer des liens de particulier à particulier, ou ses réflexions sur la fin du travail sont d’une grande importance pour les thèmes présentés ici. Pierre Giorgini, une sorte de Jeremy Rifkin français, essaie de développer et d’incarner ces idées, dans la plus grosse structure universitaire privée de France, l’Université catholique de Lille. Il prouve qu’il n’y a pas de fatalité française à être en retard dans ces domaines. Jacques Attali, d’une façon différente, est, lui aussi, une source perpétuelle d’idées, de synthèses et de prédictions audacieuses. Un classique comme celui d’Ernst Schumacher devrait être relu aujourd’hui par beaucoup. Des réflexions comme celles de Ray et Anderson sur les créatifs culturels sont importantes pour comprendre les mutations sociétales, de même que la démarche de Pekka Himanen qui, à travers l’éthique des hackers, nous dévoile quelques pans des valeurs qui animeront demain la société de la connaissance. François Roddier a développé une œuvre originale appliquant, de façon profonde, des concepts scientifiques comme la thermodynamique à la compréhension de l’évolution de nos sociétés. Enfin, une mention spéciale à Marc Luyckx Ghisi, à qui je dois la découverte de la nation de transformodernité et qui est à la fois un observateur et un acteur infatigable de l’émergence de cette nouvelle société en réseau que nous espérons plus tolérante, plus juste et plus porteuse de sens.

Les économistes

Il y aurait ici beaucoup de noms à citer. Je me contenterai de mentionner le travail remarquable de Joseph E. Stiglitz sur les dérives et les limites du libéralisme économique. L’idée remarquable d’Hernando de Soto concernant la nécessité d’une lisibilité par tous des propriétaires des biens et des engagements pris par les différents acteurs économiques. C’est l’absence de cette lisibilité qui est une des causes de la crise actuelle. Quant à Thomas Sedlacek, il a fait un très profond travail de déconstruction des mythes économiques en nous montrant que l’économie était d’abord un choix moral avant d’être une technique « rationnelle » prétendant avoir une base mathématique.

Prévision des risques

Enfin, une des idées les plus décoiffantes que j’aie rencontrées est la sous-estimation dramatique des évènements rares dans notre société actuelle, parfaitement expliquée par Philippe Herlin et Benoit Mandelbrot et mise en scène de façon humoristique par Nassim Nicholas Taleb, qui nous montre que nous vivons plus dans un Extremistan que dans un Mediocristan où demain où demain serait peu différent d’hier.

Jean Staune, Les clés du futur, pages 693 à 696

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12 février 2023

Edward S. Herman

Edward Herman

Edward S. Herman est professeur émérite de finance à la Wharton School (University of Pennsylvania). Économiste et analyste des médias de renommée internationale, proche collaborateur de Noam Chomsky, il est ­l’auteur de nombreux ouvrages.

 

Génocide et propagande

Titre : Génocide et propagande – L’instrumentalisation politique des massacres

Auteur : Edward S. Herman et David Peterson

Genre : Psychologie sociale

Date : 2010

Pages : 141

Éditeur : Lux

Collection : Futur proche

ISBN : 978-2-89596-130-7

 

Résumé sur le livre :

Depuis la fin de la guerre froide, les termes « massacre », « bain de sang » et « génocide » ont massivement fait irruption dans le vocabulaire des relations internationales. Ils sont devenus essentiels à la justification des interventions militaires occidentales, que ce soit au Kosovo, en Bosnie-Herzégovine, en Irak ou en Libye.

En politique, rappellent Edward S. Herman et David Peterson, les mots ne sont pas innocents. Le sens qu’on leur donne est fonction des buts que l’on poursuit et des intérêts que l’on défend. En étudiant de manière rigoureuse l’usage de ces trois termes dans les discours officiels et les médias, les auteurs démontrent qu’ils sont principalement utilisés pour qualifier les agissements de pays qui, d’une manière ou d’une autre, sont en conflit d’intérêts avec les États-Unis. Très rare est leur usage pour parler des exactions commises par ces derniers et leurs alliés.

Que faut-il en conclure ? Qu’en plus de leur précision chirurgicale, les missiles américains ont la faculté de juger du bien pour ne s’attaquer qu’à l’infâme, au vil, au néfaste ? Ou alors, que la « responsabilité de protéger », évoquée pour justifier les interventions militaires à vocation « humanitaire » de l’Occident, n’est que le nouvel emblème d’un impérialisme plus vigoureux que jamais ?

 

Extraits :

Force est de reconnaitre la pertinence de la fameuse maxime de Thucydide : « Tel que va le monde, le droit n’est en question qu’entre égaux en puissance, tandis que le plus fort fait ce que bon lui semble et que les plus faibles subissent ce qui leur échoit. » Ça, c’est le principe fondamental sur lequel repose l’ordre du monde.

Edward S. Herman et David Peterson, Génocide et propagande l’instrumentalisation politique des massacres, page 13

 

Il est absolument vital, pour la pérennité d’un monde placé sous la férule de la loi du plus fort, que les puissances militaires qui disposent des moyens d’une extrême violence disposent aussi d’un vaste répertoire de pseudo-justifications à mettre en avant chaque fois qu’il leur faut nier la barbarie de leurs pratiques courantes.

« La mission de la coalition conduite par la France était de prévenir le massacre de civils dans les villes libyennes », déclara le « guerrier humaniste » engagé Bernard-Henry Lévy, à l’antenne de Reuters Télévision le jour de l’exécution de Mouammar Kadhafi. « En conséquence, c’était de réduire, d’empêcher de nuire, de capturer et d’arrêter celui qui était l’organisateur de ce massacre de civils. Aujourd’hui, c’est chose faite (1). »

En réalité, ce que les puissances occidentales ont fait, c’est dévaster un pays entier, massacrer et déplacer un très grand nombre de civils, et laisser la Libye sans leader et totalement désorganisée – un État en déliquescence (2).

Les raisons pour lesquelles l’establishment américain et les institutions occidentales sont prêts à saisir au vol la moindre chance de diaboliser puis de renverser un régime tel que celui de Mouammar Kadhafi, et ce, au nom de la protection des civils, alors qu’à d’autres moments ils ont sciemment ignoré la massacre de certaines populations, sont cependant très claires. Ce sont les exigences et les intérêts des puissances impériales occidentales qui sont à l’origine de cette dichotomie systématique dans le traitement de cas pourtant en apparence similaires.

Dans les cas que nous venons de comparer comme dans une multitude d’autres, les médias remarquent ce que l’on pourrait appeler le modèle type du département d’État américain. Dans ce modèle type, tandis que les dirigeants des pays visés sont présentés comme dangereux ou mal intentionnés, et donc diabolisés, les dirigeants des pays alliés ou clients sont pour leur part au pire réprimandés pour quelque regrettable indiscrétion, leurs délits étant totalement occultés, minorés ou placés dans un contexte de circonstances atténuantes.

(1)    « Key Sarkosy Libya Advisor Says Gadhafi Dictatorship and War Are Now Over », Reuters Television, 20 octobre 2011.

(2)    En Anglais failed state, l’un des termes fétiches de l’administration américaine ces dernières années, avec rogue state ou « État voyou », deux types d’État dont les grandes puissances ne sont pas tenues de respecter la souveraineté, jugée sans valeur.

Edward S. Herman et David Peterson, Génocide et propagande l’instrumentalisation politique des massacres, pages 26 et 27

 

L’historique des crimes des grandes puissances – crimes contre la paix, crimes contre l’humanité, crimes de guerre, nettoyages ethniques et autres génocides – montre assez bien combien le racisme demeure au centre de tout projet impérial. Les puissants, ceux qui sont au cœur même de ce projet, ont toujours été plutôt blancs et européens ou nord-américains et leurs victimes plutôt non occidentales. La conquête des Amériques et l’éradication de leurs populations indigènes se sont ainsi poursuivies pendant des décennies, soulevant des réticences pour le moins modérées de la part du monde chrétien moralement si éclairé. Dans la traite négrière, la capture et la traversée de l’océan firent à elles seules des millions de morts, pour ne rien dire du sort fait aux survivants. En Afrique même, les massacres à répétition et l’écrasement de toute résistance reposaient sur « la conviction inébranlable de la supériorité innée de la race blanche […], creuset par excellence de l’attitude impérialiste »; une conviction sans laquelle les pratiques de massacres de masse ne pourraient nous sembler « moralement acceptables », écrit John Ellis. « Au mieux, les Européens regardaient-il ceux qu’ils massacraient avec à peine plus qu’un simple dédain amusé (1). » Cette dynamique s’est toujours accompagnée d’un processus de projection par lequel les victimes de massacres et de dépossession étaient représentées comme « d’impitoyables sauvages » (Déclaration d’indépendance des États-Unis), par les sauvages racistes qui les massacraient et qui tenaient seulement de leur supériorité en terme d’armes, d’avidité et de brutalité, le potentiel de conquête, de destruction et d’extermination qui était le leur.

(1)    John Ellis, The Social History of the Machine Gun, New York, Pantheon, 1973, page 101.

Edward S. Herman et David Peterson, Génocide et propagande l’instrumentalisation politique des massacres, page 39

 

Les institutions dominantes sont sans doute aujourd’hui bien plus complexes qu’elles ne l’étaient il y a 500 ou 5000 ans, mais elles ne fonctionnent en réalité guère différemment de celles qui les ont précédées au cours des âges. Tous les grands agresseurs projettent leurs pires défauts sur leurs victimes (les « terroristes », « militants », « fascistes » religieux et autres « nettoyeurs ethniques » des chaînes d’information en continu), tandis qu’eux-mêmes exterminent à des milliers de kilomètres de chez eux au nom de la partie ou de la liberté. La diabolisation des véritables victimes et une gestion efficace des atrocités commises demeurent une constante qui permet de garder les habitants des puissances impériales suffisamment désinformés pour soutenir avec enthousiasme les grandes périodes de massacres. Le chemin qui va du « fardeau de l’homme blanc » aux régimes sélectifs de « droits de l’homme » et de « justice internationale » est en réalité bien plus direct que ne sauraient l’admettre ceux qui le parcourent aujourd’hui. Les Occidentaux de gauche suivent les mêmes étendards que leurs adversaires de droite (1), et lorsqu’ils héritent du même ordre du jour sanguinaire fraîchement estampillé « Le changement auquel nous pouvons croire », ils sont tout aussi va-t-en guerre (2).

(1)    Richard Seymour, The Liberal Defense of Murder, New York, Verso, 2008.

(2)    Selon Marc W. Herold, de New Hampshire University : « Le Pentagone d’Obama s’est avéré bien plus meurtier pour les civils d’Afghanistan que celui de Bush au cours des mêmes mois de 2008. Entre janvier et juin 2008, quelques 278-343 civils afghans ont été tués par les forces de l’ONU, mais au cours des mêmes mois sous l’équipe Obama, ce chiffre est passé à 520-630. » (« Afghanistan : Obama’s Unspoken Trade-Off », Frontline. 29 août – 11 septembre 2009.) Herold ajoute que sous Obama, deux autres choses ont changé : la prépondérance des attaques aériennes de l’ONU à céder le pas aux attaques des forces terrestres ; et le « visage public de la guerre » est lui aussi passé d’un George W. Bush totalement discrédité à quelqu’un de beaucoup plus habile dans le maniement du langage et de l’imagerie de la gauche américaine.

Edward S. Herman et David Peterson, Génocide et propagande l’instrumentalisation politique des massacres, pages 39 et 40

 

Cette profonde partialité apparait clairement dans le traitement médiatique des évènements évoqués dans le tableau 1.1 (page 53), qui illustre l’utilisation du mont « génocide » dans la presse au sujet du régime des sanctions en Irak, puis de l’invasion/occupation de 2003, entre autres massacres de masse. Ce tableau montre que le mot « génocide » n’apparait que 80 fois en lien avec le régime des sanctions, tandis que pour la Bosnie, le Kosovo, le Rwanda et le Darfour, 4 cas de massacres néfastes, il apparait respectivement 481 fois, 323 fois, 3199 fois et 1172 fois, bien que le nombre des victimes soit de loin supérieur en Irak à ce qu’il est dans les autres cas, à l’exception du Rwanda. S’agissant du Congo, un massacre bénin de 5 millions de victimes, il apparait seulement 17 fois.

Le décalage devient flagrant si l’on prend la période des sanctions économiques irakiennes comme période de référence. Dans la colonne 4 du tableau 1.1, les 80 fois où le mot « génocide » apparait dans la presse pour décrire cette période correspondent ici au chiffre 1. Les portions pour chacun des 6 cas de massacre de masse sont alors de 0.2 pour l’invasion/occupation de 2003-2009 (on a donc 5 fois moins utilisé le mot « génocide » pour décrire cette période que pour décrire celle des sanctions), 6 pour la Bosnie (soit 6 fois plus), 4 pour le Kosovo, 40 pour le Rwanda, 15 pour le Darfour, et seulement 0.2 pour le Congo (un cas bénin, contrairement à la période des sanctions et à l’invasion/occupation de l’Irak). Si l’on rapporte ces proportions au nombre des victimes (colonne 5), par rapport au nombre d’utilisation du mot « génocide », le nombre de morts atteint des proportions vertigineuses dans le cas de l’Irak et à fortiori du Congo où les victimes sont très nombreuses mais parfaitement dépourvues d’intérêt, contrairement aux victimes des ennemis des puissances occidentales. Comme nous allons le voir, on retrouve cette même dissymétrie pour d’autres massacres, en fonction de leur statut politique respectif.

Edward S. Herman et David Peterson, Génocide et propagande l’instrumentalisation politique des massacres, pages 51 et 52

 

Client numéro un des États-Unis, principal bénéficiaire de l’aide internationale et doté d’un ascendant extraordinaire sur la politique américaine au Proche-Orient (« la queue qui remue le chien », comme on dit), Israël dispose d’une très grande marge de manœuvre dans les affaires internationales, et notamment du privilège de pouvoir menacer et même envahir des régions frontalières sans souffrir la moindre critique, susciter d’indignation, ni voir sa politique remise en cause par son parrain (le chien en question). En fait, les agressions, massacres et autres violations du droit international commis par Israël sont presque systématiquement couverts financièrement et diplomatiquement par des secteurs majeurs de l’establishment américain, qu’il s’agisse de l’exécutif, du Congrès ou des médias. De fait, à l’instar de son parrain, Israël est dispensé de se plier aux règles du droit international ou aux contraintes de la Charte des Nations Unies et de la « communauté internationale », et peut ainsi commettre en toute impunité agressions et crimes de guerre. Les actions israéliennes s’en trouvent de facto exemptées d’étiquettes infamantes telles que « génocides », « crimes de guerre », « nettoyage ethniques » ou « crimes contre l’humanité ». De sorte qu’Israël a pu, par exemple, envahir et occuper le Liban en 1982 et y massacrer dans la foulée quelques 15 000 ou 20 000 citoyens libanais et réfugiés palestiniens sans encourir la moindre menace ou sanction du Conseil de sécurité et sans que les interventionnistes humanitaires exigent que des mesures soient prises pour protéger les victimes de cette agression.

Edward S. Herman et David Peterson, Génocide et propagande l’instrumentalisation politique des massacres, pages 93 et 94

 

Au cours des dernières décennies, on a utilisé de plus en plus fréquemment le mot « génocide », et si souvent à tort et à travers (1) que le crime du XXème siècle pour lequel ce terme avait initialement été créé s’en trouve vidé de son sens. Ce qui reste une constante par contre c’est l’utilisation magistralement biaisée qui en est faite, et cela reste aussi vrai aujourd’hui qu’en 1973 ou en 1988. « On peut même déduire de l’usage de ce terme dans les médias qui sont alliées ou les adversaires des États-Unis (2) ».

Lorsque nous commettons nous-mêmes des exactions de masse, ces atrocités sont constructives, nos victimes, indignes d’intérêt, ne méritent ni attention ni indignation, et ce n’est jamais un génocide qu’elles subissent de notre part – comme ces sous-hommes irakiens, qui sont morts dans des proportions si grotesques au cours des deux dernières décennies. En revanche, dès lors que des exactions sont commises par l’un de nos ennemis ou par l’un des pays que nous visons à attaquer ou à déstabiliser, alors c’est tout le contraire. Là, les atrocités sont alors néfastes et les victimes, dignes d’intérêt, méritent toute notre attention, toute notre compassion, de grandes démonstrations de solidarité et de vibrants appels à des poursuites et des sanctions. Ces atrocités néfastes ont même chacune leur nom propre, généralement associé à celui de l’endroit où le drame s’est produit. Parmi les plus connus, qui ne citerait le Cambodge (mais uniquement sous les Khmers rouges, pas les années précédentes dont les massacres sont imputables aux États-Unis et à leurs alliés) ; l’Irak (mais seulement pour les exactions imputables à Saddam Hussein et non aux États-Unis) ; et ainsi de suite – Halabja, Bosnie, Srebrenica, Rwanda, Kosovo, Racak, Darfour. Cette sorte de consécration par le baptême est véritablement la marque de fabrique des massacres néfastes.

(1)    Une surveillance constante de notre univers médiatique sur une période de 19 ans, de 1990 à 2008, nous permet de constater que le mot « génocide » ou d’autres termes de la même famille apparaissent, en 1999, dans 1352 articles différents. Mais il apparaît aussi qu’après 1999, l’utilisation de ce terme a augmenté de 252% (4758 articles), et qu’après 2006, l’apogée de l’utilisation du mot « génocide »jusqu’à 2008, il a augmenté de 297% (5369 articles)

(2)    Edward S. Herman et Noam Chomsky, Manufacturing Consent, op. cit., p. xxi.

Edward S. Herman et David Peterson, Génocide et propagande l’instrumentalisation politique des massacres, pages 131 et 132

 

Dans ce cas, comme dans bien d’autres, la culture internationale de l’impunité devient flagrante, dans la mesure où les États-Unis et leurs alliés sont seuls à disposer de passe-droits concernant leurs propres « crimes internationaux suprêmes » et tous les « maux accumulés » dont ils sont responsables. De même, lorsqu’au printemps 1999, la République fédérale de Yougoslavie demanda à la Cour internationale de justice (CIJ) la mise en examen des dix pays membres de l’OTAN qui étaient alors en train de bombarder son territoire, les États-Unis répliquèrent en comparution qu’ils « n’avaient pas reconnu la compétence de la Cour dans ce cas et que, faute d’une telle reconnaissance, la Cour n’avait pas compétence à examiner les faits (1) ». De fait, dès le 2 juin 2009, alors que la Yougoslavie subissait toujours les bombardements de l’OTAN, la CIJ entérinait sa reconnaissance du fait qu’elle n’avait « manifestement pas compétence » à examiner les plaintes de la Yougoslavie mettant en cause les États-Unis, et qu’elle n’était donc nullement en droit d’exiger des agresseurs de suspendre leur attaque. Douze de ses quinze juges estimèrent qu'en effet la CIJ « ne peut trancher un différend entre États sans le consentement de ces États à reconnaitre sa compétence ». Dès lors que les États-Unis faisaient observer qu’ils « n’avaient pas consenti à reconnaître cette compétence […] et ne la reconnaîtraient pas », il ne restait à la CIJ aucune alternative : « Faute du consentement des États-Unis, […] la Cour ne peut exercer sa compétence […] (2). »

(1)    Voir le procès-verbal des dépositions des représentants des autorités américaines : Request for the indication of provisional measures, Yugoslavia v. United States of America, ICJ, 4 :30 PM, 12 mai 1999, para. 2.1-2.24, ici para. 2.22

(2)    Yugoslavia v. United States of America, 2 juin 1999, para. 26-34, Chacun des neufs autres procès (à savoir contre la Belgique, la Canada, la France, l’Allemagne, l’Italie, la Hollande, le Portugal, l’Espagne, et le Royaume-Uni) eut une issue identique.

Edward S. Herman et David Peterson, Génocide et propagande l’instrumentalisation politique des massacres, page 139

 

28 janvier 2023

Pierre Conesa

Pierre Conesa

Pierre Conesa, agrégé d'histoire et ancien élève de l'ENA, fut membre du Comité de réflexion stratégique du ministère de la Défense. Enseignant à Sciences-Po, il écrit régulièrement dans le Monde diplomatique et diverses revues de relations internationales. Il est notamment l'auteur de Guide du Paradis : publicité comparée des au-delà (L'Aube, 2004 et 2006), de Les Mécaniques du chaos : bushisme, prolifération et terrorisme (L'Aube, 2007) et de La Fabrication de l'ennemi (Robert Laffont, collection « Le Monde comme il va », 2011).

 

Vendre la guerre

Titre : Vendre la guerre – Le complexe militaro-intellectuel

Auteur : Pierre Conesa

Genre : Géopolitique

Date : 2022

Pages : 249

Éditeur : De l’Aube

Collection : -

ISBN : 978-2-815-949255

 

« Tant mieux si j’y suis pour quelque chose », déclarait Bernard-Henry Lévy en 2018, lors de la seconde bataille de Tripoli. Sans doute l’un des exemples les plus parlants de ce que l’auteur de cet ouvrage appelle « le complexe militaro-intellectuel ». Bellicistes mais pas combattants, propagandistes actifs des « guerres justes », même si le remède s’avère pire que le mal : les plateaux de télévision sont peuplés « d’experts », qui mandatent l’Occident en gendarme international, médiatisent telle ou telle crise, désignent le méchant, fustigent l’inaction des politiques et convainquent que telle guerre est légitime et gagnable. Dans le passé, des intellectuels, militants politiques, journalistes ou personnalités ont pris les armes pour défendre leurs idées. Aujourd’hui, les acteurs du complexe militaro-intellectuel ne se battent pus que par médias interposés. Comment fonctionne ce complexe? Comment est-il né? Comment a-t-il bâti son propre pouvoir? Risque-t-il de nous entraîner dans des conflits inutiles et tragiques? Des questions indispensables à se poser alors que l’ours russe ressort de sa tanière.

 

Extraits :

La réforme intellectuelle et morale justifie la colonisation (1) :

« Une nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme, à la guerre du riche au pauvre. La conquête d’un pays de race inférieure par une race supérieure n’a rien de choquant […]. Autant les conquêtes entre races égales doivent être blâmées, autant la régénération des races inférieures par les races supérieures est dans l’ordre providentiel de l’humanité […]. Une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. »

Ces idéologies géopolitico-racistes n’ont pas disparu, mais ont trouvé de nouveaux hérauts avec le livre de Huntington, Le choc des civilisations (2), qui ne voit de menace planétaire que dans les mondes arabo-musulmans et asiatiques (jaune).

(1)    Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, Paris, Calmann-Lévy, 1850.

(2)    Samuel Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 1996.

Pierre Conesa, Vendre la guerre, pages 9 et 10

 

Nos actuelles sociétés démocratiques sont-elles plus réalistes et pacifiques dans leur production stratégique? Il me parait évident que les militaires actuels sont beaucoup moins bellicistes que certains acteurs de la société civile et décideurs politiques, pour la simple et bonne raison qu’ils savent ce qu’est la guerre. Cet essai tente de décrypter les mécanismes sociologiques de fabrication de l’Homo bellicus dans les démocraties modernes et l’apparition et le fonctionnement du complexe militaro-intellectuel qui, aujourd’hui, est devenu acteur à part entière de la réflexion stratégique. Ses analyses, directement accessibles au public, à la différence des systèmes administratifs couverts par le secret, ouvrent le débat à une population mobilisable mais pas directement concernée. Aux États-Unis, on les appelle les defense intellectuas qui prônent la violence armée dans un éventail de « causes » et de « crises » dont ils se veulent les interprètes exclusifs.

Pierre Conesa, Vendre la guerre, pages 15 et 16

 

Redéfinir le droit de la guerre

Après le  septembre, les juristes américains adaptent « l’État de droit » tout en se libérant du droit de la guerre en inventant la catégorie des « ennemis combattants illégaux (1) » (unlawful combattant) dans le Patriol Act. Le concept est utile pour retenir sans jugement les prisonniers de Guantanamo ou dans d’autres centres clandestins de la CIA. Le terme a été également utilisé par Donald Rumsfeld pour qualifier tout individu suspecté de terrorisme. On parle de « détenus fantômes » pour ceux d’entre eux qui sont emprisonnés sans que leur nom soit connu. Selon un rapport d’Amnesty International de 2005 (2), il y aurait eu environs soixante-dix mille prisonniers dans des prisons illégales de la CIA (hors États-Unis, pour les exclure des garanties juridiques) en Roumanie, au Kosovo, en Macédoine, en Pologne, Bulgarie, Ukraine et Lituanie. Il faut ajouter les assassinats ciblés par des frappes aériennes avec victimes collatérales dans des pays où, officiellement, on recherche la paix et la reconstruction d’un État souverain (Pakistan, Yémen).

Pour la torture, on fit travailler de fins juristes sur les torture memo, guides de la torture légale signés par le procureur général John Yoo. On rappelle que le général Massu, pendant la bataille d’Alger, s’était fait soumettre à la gégène, employée par les parachutistes pour interroger des combattants algériens, ce qu’apparemment aucun militaire ni juriste américain n’a demandé. En 2013, un juge américain avait ordonné l’arrêt de la fouille des parties intimes des détenus de Guantanamo, mais elle a pu reprendre en août 2014 à la suite d’une décision d’un panel de juges fédéraux estimant que fouiller les parties génitales des détenus habillés était une « précaution de sécurité raisonnable ». Toutefois, « à aucun moment les parties génitales du détenu ne peuvent être exposées à la vue des gardiens ». En 2020, il restait encore quarante et un détenus à Guantanamo et Donald Trump a annoncé qu’il n’avait pas l’intention de fermer le camp. Soixante des anciens détenus libérés auraient repris le combat.

(1)    Julien Cantegreil, « La doctrine du « combattant ennemi illégal », in Revue de science criminelle et de droit pénal comparé, numéro 1, 2010, pages 81-106.

(2)    Amnesty International, « Les complicités européennes dans le programme de torture des prisons secrètes de la CIA », amnesty.be, 3 février 2020.

Pierre Conesa, Vendre la guerre, pages 44 et 45

 

Certains gouvernements, quand ils envoient leurs légions d’un pôle à l’autre, parlent encore de la défense de leurs foyers ; on dirait qu’ils appellent leurs foyers tous les endroits où ils ont mis le feu.

Benjamin Constant, Cours de politique constitutionnelle, Paris-Genève, Slatkine, 1982.

Cité dans Pierre Conesa, Vendre la guerre, page 52

 

En Irak, les campagnes massives de bombardement – le shock and awe, rapid dominance (1), conçu en 1968 – annonçaient que l’ennemi, dont les infrastructures seraient rasées, demanderaient grâce. On avait déversé sur le Nord-Vietnam, pays de 158 000 kilomètres carrés, 47 tonnes de bombes au kilomètre carré, sans résultat, alors que les bombardements alliés sur l’Allemagne nazie étaient de 1.44 tonne au kilomètre carré. Appliquée à nouveau en Irak, cette stratégie amena la victoire militaire rapide sur l’armée régulière irakienne, mais suscita la résistance collective des Irakiens, tous atteints par les destructions systématiques et les cadavres. « Victoire militaire occidentale certaine mais paix impossible (2). » Et la guerre dure toujours.

(1)    Voir Harlan K. Ullman, James P. Wade, Shock and awe ; achieving rapid dominance, Defense Group Inc. for The National Defense University, 1996.

(2)    Pierre Conesa, “Victoire certaine, paix impossible”, Le Monde diplomatique, janvier 2004.

Pierre Conesa, Vendre la guerre, page 102

 

Le devoir de protéger est la manifestation la plus évidente de la diplomatie de l’émotion sans enjeu stratégique, le vocabulaire de légitimation étant un pathos. La rubrique des reproches historiques contre l’inaction occidentale est répétitive : trahison de Munich, la guerre d’Espagne, syndrome de Timisoara… Donc ces interventions à but humanitaire répondent à une double négation : on ne peut pas ne pas réagir… « Les gouvernements des démocraties sont obligés d’intervenir pour apaiser la souffrance du téléspectateur », analyse froidement Renaud Girard, journaliste du Figaro. Les critères ne sont plus stratégiques, mais moraux et conduisent à la militarisation de l’humanitaire. « Nous allons vers des guerres morales », dit Monique Canto-Sperber. Cette allergie de l’intellectuel médiatique au travail méticuleux sur ces nouvelles questions, passant de plateaux télé en plateaux télé, suppose des simplifications parfois grossières et explique le retour en grâce de l’intellectuel de droite, plus terre à terre et plus besogneux qui, comme Aron, veut qu’une critique s’accompagne toujours d’une proposition réaliste. Pour Régis Debray, l’intellectuel français prend des poses et fait des manières, mais ce n’est plus qu’un spectre grotesque.

Pierre Conesa, Vendre la guerre, pages 257 et 258

 

Ne pas s’attaquer à un acteur intouchable

Depuis 2014, au Yémen, la guerre civile oppose les rebelles chiites houthis, initialement proches de l’ancien président Ali Abdallah Saleh, aux partisans d’Abd Rabbo Mansour Hadi, président actuel, qui vit depuis 2015 en Arabie Saoudite. Le conflit était au départ tribal et confessionnel, les méchants et les gentils sont musulmans, mais certains sont chiites. Désormais, l’enjeu est régional et implique les deux puissances voisines : l’Arabie saoudite et l’Iran. Au milieu, le pays le plus pauvre de la péninsule sert de champ de bataille par procuration. Le Yémen a subi plus de 16 424 raids aériens saoudiens, entre le 26 mars 2015 et le 28 février 2018, soit une moyenne de 15,3 raids aériens par jour et un toutes les 94 minutes pendant près de 3 ans. Environ un tiers des frappes depuis 2015 ont atteint des cibles non militaires. Les Nations unies ont démontré qu’elles sont responsables de 97% des décès civils entre décembre 2017 et janvier 2018. Les bombardements (1) ciblent des zones densément peuplées et 80% des victimes de cette guerre sont des civils, dont de nombreux enfants qui tombent sur des objets curieux avec lesquels ils veulent jouer et qui explosent. Aux milliers de morts s’ajoutent donc des cohortes de mutilés. En 6 ans, le conflit a déjà fait près de 233 000 morts et plus d’un million de déplacés, une école sur trois est fermée, la moitié des structures de santé ne fonctionne plus, la malnutrition, les épidémies de malaria, de choléra et maintenant le covid frappe la population civile. Le Yémen connait la pire crise humanitaire au monde, selon l’ONU.

Peu d’échos en Occident, et surtout rien d’officiel […] On ne touche pas à l’Arabie saoudite!

(1)    « Le Yémen, 3 ans après le début de l’intervention militaire menée par l’Arabie Saoudite. Les chiffres clés du conflit – Avril 2018 », senat.fr.

Pierre Conesa, Vendre la guerre, pages 324 et 325

29 décembre 2022

Alain Gallerand

Qu'est-ce que le transhumanisme

 

Titre : Qu’est-ce que le transhumanisme

Auteur : Alain Gallerand

Genre : Philosophie

Date : 2021

Pages : 123

Éditeur : Librairie Philosophique

Collection : Chemins philosophiques

ISBN : 978-2-7116-2996-1

 

Alain Gallerand est professeur de classes préparatoires, enseignant à l’Université Paul Valéry de Montpellier et membre associé du Laboratoire CRISES (E.A. 4424).

Le transhumanisme utilise les technologies pour augmenter les capacités humaines et repousser les limites naturelles. L'avènement d'un homme nouveau et amélioré, auquel le décryptage du génome humain donne un nouvel élan, soulève cependant d'importantes questions et notamment celle du droit de disposer librement de son corps.

 

Extraits

 

Dans ce débat passionné sur l’auto-transformation de l’homme et l’avenir de l’espèce humaine, trois tendances se dessinent. Le courant transhumanisme, dont Condorcet a été un précurseur en appelant de ses vœux une transformation matérielle de l’homme, est favorable à la prise en main de notre destin biologique au moyen des technologies les plus avancées. Ce qui est techniquement possible peut se faire et doit se faire, à partir du moment où l’individu considère que cela favorise son épanouissement personnel et son insertion sociale. Il n’y a aucune raison de continuer à vivre notre hérédité comme une fatalité, maintenant que nous connaissons les lois de l’hérédité et de l’évolution naturelle et que nous pouvons intervenir pour éliminer les facteurs indésirables et apporter les qualités désirables. Plus modéré, le courant libéral tolère cette auto-transformation technologique, au nom de la liberté individuelle et dans la limite du principe de non-nuisance, sans pour autant en faire un nouveau credo pour l’humanité. En revanche, parce qu’ils se méfient des avancées technologiques accusées d’éloigner l’homme de ses origines naturelles ou divines, les bioconservateurs sont farouchement hostiles à l’auto-transformation de l’homme. Toute immixtion dans un ordre naturel intrinsèquement bon ou rattaché à une volonté divine bienveillante, est nécessairement un bouleversement nuisible et illégitime. Le vivant en général et le corps humain en particulier sont des données naturelles sacrées qui exigent un respect absolu. C’est à ce dernier courant que se rattache le philosophe américain Michael J. Sandel quand il s’inquiète des incidences métaphysiques d’une reconfiguration de l’homme par l’homme.

Alain Gallerand, Qu’est-ce que le transhumanisme, pages 9 et 10

 

La restriction des libertés individuelles

Toutes les formes de libertés individuelles attachées à la personne humaine sont également menacées, au niveau social par l’instauration d’un conformisme, et au niveau biologique par l’ingérence des géniteurs dans les qualités de leur descendance. L’expansion des technologies amélioratrices pourrait bien instaurer ou renforcer un conformisme social. « Si une substance améliore les performances, ceux qui ne la prennent pas se trouveront désavantagés et se verront obligés d’en user, même s’ils ne le désirent pas. Leur autonomie sera ainsi violée » (1). Il s’agit là d’un phénomène d’entonnoir : quand la pression sociale est très forte, elle pousse la masse à se plier à ses normes et à se fondre dans le même moule. Aurons-nous encore vraiment le choix de rester à la marge, insensibles aux promesses d’amélioration, dans une société qui promeut la performance individuelle à tout-va et qui valorise la réussite dans des secteurs concurrentiels de plus en plus nombreux (sport, travail, scolarité, concours)? Si tout le monde autour de nous s’améliore, ne serons-nous pas emportés malgré nous dans cet élan technophile? Ne nous sentirons-nous pas « obligés » d’en faire autant pour rester compétitifs et éviter d’être déclassés et marginalisés à cause de notre infériorité? Car, en raison de ses multiples avantages physiques, esthétiques, intellectuels et affectifs, l’homme amélioré sera privilégié partout où règne la concurrence. Si l’amélioration devient un standard, il sera alors bien difficile de dire si l’usage des technologies amélioratrices répond à une aspiration personnelle authentique ou traduit le réponse conformiste à une pression sociale quasi-irrésistible.

(1) B. Baertschi, « Neuroamélioration », dans Encyclopédie, page 311

Alain Gallerand, Qu’est-ce que le transhumanisme, pages 34 et 35

 

La remise en cause de la justice sociale

Le projet transhumanisme soulève également des problèmes de justice sociale. Si l’amélioration devait être réservée à une minorité privilégiée en raison de con coût, les disparités sociales s’accentueront et les discriminations s’aggraveront. Quand l’homme augmenté est socialement avantagé dans tous les secteurs sociaux concurrentiels, les autres, qui ne peuvent ou ne veulent pas s’améliorer, sont de facto déclassés. Et si l’amélioration devait bénéficier exclusivement aux enfants dont les parents ont pu s’engager dans cette voie, le principe fondateur des droits de l’homme (les hommes naissent libres et égaux en droit) risque fort de tomber en désuétude, puisque l’humanité se scinderait alors en deux classes, les hommes améliorés, appelés à diriger en raison de leur supériorité, et les autres, appelés à obéir en raison de leur infériorité. Les gens implantés ou hybridés, annonce Kevin Warwick, sont appelés à devenir les maîtres du monde ; comparés à cette élite cyber-équipée, les autres ne seront plus que des animaux domestiques « pas plus utiles que nos vaches actuelles gardées au pré » (1). « Ceux qui décideront de rester humains et refuseront de s’améliorer [en fusionnant avec la machine] auront un sérieux handicap. Ils constitueront une sous-espèce et formeront les chimpanzés de demain » (2).

En outre, les bioconservateurs considèrent que, dans tous les secteurs concurrentiels où plusieurs personnes sont en situation de rivalité (concours, recrutement professionnel, projet matrimonial…), l’amélioration technologique est à la fois une injustice sociale, puisqu’elle privilégie a priori les uns au détriment des autres, et une tricherie morale puisque les avantages artificiels dont bénéficie la personne améliorée sont totalement indépendants de son travail, de ses efforts, de ses qualités intrinsèques et donc de son mérite.

(1) Article de Cécile Lestienne, L’OBS, 19 novembre 2016.

(2) Article de Christophe Boltanski, Libération, 11 mai 2002.

Alain Gallerand, Qu’est-ce que le transhumanisme, pages 35 et 36

15 octobre 2022

Edward Bernays

Edward Bernays

Edward Bernays (1891-1995), neveu de Sigmund Freud émigré aux Etats-Unis, fut l'un des pères fondateurs des "relations publiques". Conseiller pour de grandes compagnies américaines, Bernays a mis au point les techniques publicitaires modernes. Au début des années 1950, il orchestra des campagnes de déstabilisation politique en Amérique latine, qui accompagnèrent notamment le renversement du gouvernement du Guatemala, main dans la main avec la CIA.

 

Propaganda

Titre : Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie

Auteur : Edward Bernays

Genre : Psychologie sociale

Date : 1928

Pages : 130

Éditeur : Lux

Collection : -

ISBN : 978-2-89596-063-8

 

« Le manuel classique de l’industrie des relations publiques », selon Noam Chomsky. Véritable petit guide pratique écrit en 1928 par le neveu américain de Sigmund Freud, Propaganda expose sans détours les grands principes de la manipulation mentale de masse que Bernays appelait la « fabrique du consentement ».

Comment imposer une nouvelle marque de lessive ? Comment faire élire un président ? Dans la logique des « démocraties de marché », ces questions se confondent. Dans ces sociétés, constate Edward Bernays, le pouvoir appartient à celui qui contrôle adéquatement les moyens d’influencer l’opinion. La démocratie moderne implique ainsi une nouvelle forme de gouvernement invisible : les relations publiques. Loin d’en faire la critique, l’auteur se propose au contraire d’en perfectionner et d’en systématiser les techniques à partir des acquis de la psychanalyse.

Un document édifiant où l’on apprend que la propagande politique moderne n’est pas née dans les régimes totalitaires, mais au cœur même de la démocratie libérale américaine. Incontournable en une époque où les modes de vie, autant que les opinions politiques, deviennent une affaire de perception.

Edward Bernays (1891-1995) fut l’un des pères fondateurs des « relations publiques » aux États-Unis. Conseiller pour de grandes compagnies américaines, dont GE, Procter Gamble et l’American Tobacco Company, Bernays a mis au point les techniques publicitaires modernes.

 

Extraits :

Tout commence quand, au début de l’année 1913, une des revues dont s’occupe Bernays et son ami (la Medical Review of Reviews) publie une critique très élogieuse d’une pièce d’Eugène Brieux : Damaged Goods (1). Cette pièce raconte l’histoire d’un homme qui contracte la syphilis, mais cache ce fait à sa fiancée : il l’épouse et celle-ci met ensuite au monde leur enfant syphilitique. Cette pièce brisait deux puissants tabous : le premier, en parlant ouvertement de maladies sexuellement transmissibles, le deuxième, en discutant des méthodes de santé publiques pouvant être utilisées pour les prévenir. C’est évidemment cette audace qui avait séduit l’auteur de la recension et incité Bernays et son ami à la publier dans leur revue, malgré les vives critiques que cette décision allait immanquablement susciter.

Dans les semaines qui suivent, Bernays apprend qu’un acteur célèbre, Richard Bennett (1872-1944), souhaite monter la pièce et que cette décision suscitera certainement une levée de boucliers de personnalités et d’organismes conservateurs. Bernays s’engage alors auprès de Bennett à faire jouer la pièce et même à prendre en charge les coûts de sa production. Pour y parvenir, il va inventer une technique qui reste une des plus courantes et des plus efficaces des relations publiques, une stratégie qui permet de transformer ce qui paraît être un obstacle en une opportunité et de faire d’un objet de controverse un noble cheval de bataille que le public va, de lui-même, s’empresser d’enfourcher. La technique qui permet une telle métamorphose de la perception qu’à le public d’un objet donné consiste à créer un tiers parti, en apparence désintéressé, qui servira d’intermédiaire crédible entre le public et l’objet de la controverse et qui en modifiera la perception.

Misant sur la célébrité de Bennett, sur la respectabilité de la revue et sur sa mission médicale et pédagogique, Bernays va ainsi mettre sur pied le Socological Fund Committee de la Medical Review of Reviews. Son premier mandat sera bien entendu de soutenir la création de Damaged Goods. Des centaines de personnalités éminentes et respectées vont payer pour faire partie de cet organisme et leurs cotisations vont permettre à Bernays de tenir sa promesse de faire jouer la pièce, désormais perçue comme une méritoire œuvre d’éducation publique sur un sujet de la plus haute importance. Damaged Goods connaîtra un immense succès populaire et les critiques en seront on ne peut plus élogieuses.

(1)    Eugène Brieux (1858-1932) est un dramaturge français qui a connu un grand succès populaire au début du XXème siècle. Damaged Goods est la traduction de Les Avariés, une pièce de 1901.

Edward Bernays, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, pages IV et V

 

Bernays n’est sans doute pas le seul à pratiquer ce nouveau métier durant les booming twenties. Mais il se distingue nettement de ses confrères par trois aspects. Le premier est l’énorme et souvent spectaculaire succès qu’il remporte dans les diverses campagnes qu’il mène pour ses nombreux clients. La deuxième tient au souci qu’il a d’appuyer sa pratique des relations publiques à la fois sur les sciences sociales (psychologie, sociologie, psychologie sociale et psychanalyse, notamment) et sur diverses techniques issues de ces sciences (sondages, interrogation d’experts ou de groupes de consultation thématique, et ainsi de suite). Le troisième est son ambition de fournir un fondement philosophique et politique aux relations publiques et des balises éthiques à leur pratique. C’est par cette double visée que Bernays reste le plus original des théoriciens et praticiens des relations publiques.

Edward Bernays, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, pages XI et XII

 

Mais on peut soutenir que le succès le plus retentissant de Bernays sera d’avoir amené les femmes américaines à fumer. Cet épisode, si éclairant sur sa manière de penser et de travailler, mérite d’être raconté en détail.

Nous sommes toujours en 1929 et, cette année-là, George Washington Hill (1884-1946), président de l’American Tobacco Co., décide de s’attaquer au tabou qui interdit à une femme de fumer en public, un tabou qui, théoriquement, faisait perdre à sa compagnie la moitié de ses profits. Hill embauche Bernays, qui, de son côté, consulte aussitôt le psychanalyste Abraham Arden Brill (1874-1948), une des premières personnes à exercer cette profession aux États-Unis. Brill explique à Bernays que la cigarette est un symbole phallique représentant le pouvoir sexuel du mâle : s’il était possible de lier la cigarette à une forme de contestation de ce pouvoir, assure Brill, alors les femmes, en possession de leurs propres pénis, fumeraient.

La ville de New York tient chaque année, à Pâques, une célèbre et très courte parade. Lors de celle de 1929, un groupe de jeune femmes avaient caché des cigarettes sous leurs vêtements et, à un signal donné, elles les sortirent et les allumèrent devant des journalistes et des photographes qui avaient été prévenus que des suffragettes allaient faire un coup d’éclat. Dans les jours qui suivirent, l’évènement était dans tous les journaux et sur toutes les lèvres. Les jeunes femmes expliquèrent que ce qu’elles allumaient ainsi, c’était des « flambeaux de la liberté » (torches of freedom). On devine sans mal qui avait donné le signal de cet allumage collectif de cigarettes et qui avait inventé ce slogan ; comme on devine aussi qu’il s’était agi à chaque fois de la même personne et que c’est encore elle qui avait alerté les médias.

Le symbolisme ainsi créé rendait hautement probable que toute personne adhérant à la cause des suffragettes serait également, dans la controverse qui ne manquerait pas de s’ensuivre sur la question du droit des femmes de fumer en public, du côté de ceux et de celles qui le défendaient – cette position étant justement celle que les cigarettiers souhaitaient voir se répandre. Fumer étant devenu socialement acceptable pour les femmes, les ventes de cigarettes à cette nouvelle clientèle allaient exploser.

Edward Bernays, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, pages XIII et XIV

 

Un de ses maîtres à penser sur ce plan – et revendiqué comme tel – est le très influent Walter Lippmann (1889-1974) – en dialogue avec lequel certains ouvrages de Bernays semblent avoir été écrits. En 1922, dans Public Opinion, Lippmann rappelait que « la fabrication des consentements […] fera l’objet de substantiels raffinements » et que « sa technique, qui repose désormais sur l’analyse et non plus un savoir-faire intuitif, est à présent grandement améliorée [par] la recherche en psychologie et [les] moyens de communication de masse (1) ». Comme en écho, Bernays écrit ici :

      L’étude systématique de la psychologie des foules a mis au jour le potentiel qu’offre au gouvernement invisible de la société la manipulation des mobiles qui guident l’action humaine dans un groupe. Trotter et Le Bon d’abord, qui ont abordé le sujet sous un angle scientifique, Graham Wallas, Walter Lippmann et d’autres à leur suite, qui ont poursuivi les recherches sur la mentalité collective, ont démontré, d’une part, que le groupe n’avait pas les mêmes caractéristiques psychiques que l’individu, d’autre part, qu’il était motivé par des impulsions et des émotions que les connaissances en psychologie individuelle ne permettaient pas d’expliquer. D’où naturellement, la question suivante : si l’on pervient à comprendre le mécanisme et les ressorts de la mentalité collective, ne pourrait-on pas contrôler les masses et les mobiliser à volonté sans qu’elles s’en rendent compte?

(1)    Walter Lippmann, Public Opinion, New York, Harcourt Braceand Compagny, 1922, chapitre XV, section 4.

Edward Bernays, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, pages XIV, XV et 35

 

Ce livre se propose d’expliquer la structure du mécanisme de contrôle de l’opinion publique, de montrer comment elle est manipulée par ceux qui cherchent à susciter l’approbation générale pour une idée ou un produit particulier. Il s’efforcera dans le même temps de préciser la place que cette nouvelle propagande devrait occuper dans le système démocratique moderne, et de donner un aperçu de l’évolution progressive de son code moral et de sa pratique.

Edward Bernays, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, page 9

 

L’instruction généralisée devait permettre à l’homme du commun de contrôler son environnement. À en croire la doctrine démocratique, une fois qu’il saurait lire et écrire il aurait les capacités intellectuelles pour diriger. Au lieu de capacités intellectuelles, l’instruction lui a donné des vignettes en caoutchouc, des tampons encreurs avec des slogans publicitaires, des éditoriaux, des informations scientifiques, toutes les futilités de la presse populaire et les platitudes de l’histoire, mais sans l’ombre d’une pensée originale. Ces vignettes sont reproduites à des millions d’exemplaires et il suffit de les exposer à des stimuli identiques pour qu’elles s’impriment toutes de la même manière. Il peut paraître abusif d’affirmer que le grand public américain doit la plupart de ses idées à une technique de vente en gros. Le mécanisme qui permet la diffusion à grande échelle des idées a nom propagande : soit, au sens large, tout effort organisé pour propager une croyance ou une doctrine particulière.

Edward Bernays, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, page 12

 

La propagande moderne désigne un effort cohérent et de longue haleine pour susciter ou infléchir des évènements dans l’objectif d’influencer les rapports du grand puclic avec une entreprise, une idée ou un groupe. Cette pratique qui consiste à déterminer les circonstances et à créer simultanément des images dans l’esprit de millions de personnes est en réalité très courante. […] Ce qu’il faut retenir, c’est d’abord que la propagande est universelle et permanente ; ensuite, qu’au bout du compte elle revient à enrégimenter l’opinion publique, exactement comme une armée enrégimente les corps de ses soldats. Les gens susceptibles d’être ainsi mobilisés sont légion, et une fois enrégimentés ils font preuve d’une telle opiniâtreté qu’ils exercent collectivement une pression irrésistible sur le législateur, les responsables de journaux et le corps enseignant. Leur groupe défend bec et ongles ses « stéréotypes », ainsi que les appelle Walter Lippmann (1), et transforme ceux de personnalités pourtant éminentes (les leaders de l’opinion publique) en bois flotté emporté par le courant.

(1)    Walter Lippman (1889-1974), journaliste et théoricien des « relations publiques », auteur de Public Opinion (1922)

Edward Bernays, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, pages 15 et 16

 

Il n’y a pas si longtemps, les rédacteurs de presse s’offusquaient de ce qu’ils appelaient « l’utilisation des colonnes des journaux à des fins de propagande ». D’aucuns se disaient prêts à éliminer un bon papier qu’ils auraient soupçonné de servir des intérêts particuliers. Cette façon de voir a encore ses partisans. Aujourd’hui, les directeurs de rédaction estiment cependant que la valeur informative des articles qui leur sont soumis est le premier critère sur lequel fonder la décision de les publier. Il n’est ni dans les attributions ni de la responsabilité d’un journal de garantir que rien de ce qu’il publie ne sert les intérêts de qui que ce soit. On aurait d’ailleurs du mal à dénicher dans n’importe quel quotidien un paragraphe totalement neutre, ne pouvant profiter ou nuire à personne. Telle est la dure loi de l’actualité. Le journal a en revanche la responsabilité de vérifier, premièrement, que les nouvelles qu’il publie sont exactes et, deuxièmement (puisqu’il faut bien opérer un tri entre toutes celles qui lui parviennent chaque jour), que des groupes très larges de lecteurs les trouvent intéressantes et importantes.

Edward Bernays, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, page 124

 

Dans notre monde contemporain, le cinéma est à son insu la courroie de transmission la plus efficace de la propagande. Il n’a pas son pareil pour propager idées et opinions. Le cinéma a le pouvoir d’uniformiser les pensées et les habitudes de vie de toute la nation. Les films étant conçus pour répondre aux demandes du marché, ils reflètent, soulignent, voire exagèrent les grandes tendances populaires, au lieu de stimuler l’apparition de nouvelles manières de voir et de penser. Le cinéma ne sert que les idées et les faits à la mode. Tandis que le journal a pour vocation d’informer, le cinéma a pour vocation de distraire.

Edward Bernays, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, pages 127 et 128

 

La propagande ne cessera jamais d’exister. Les esprits intelligents doivent comprendre qu’elle leur offre l’outil moderne dont ils doivent se saisir à des fins productives, pour créer de l’ordre à partir du chaos.

Edward Bernays, Propaganda, comment manipuler l’opinion en démocratie, page 130

5 mars 2022

Pierre Chiron

Pierre Chiron

Pierre Chiron, helléniste, philologue, historien de la rhétorique, est professeur à l’Université Paris-Est, membre de l’Institut universitaire de France et romancier.

 

Manuel de rhétorique

Titre : Manuel de rhétorique, comment faire de l’élève un citoyen

Auteur : Pierre Chiron

Genre : Rhétorique

Date : 2020

Pages : 207

Éditeur : Les Belles Lettres

Collection : -

ISBN : 978-2-251-44833-6

 

Résumé sur le livre :

Les progymnasmata (exercices préparatoires de rhétorique) ont servi de guides pédagogiques en Grèce à partir de l’époque hellénistique. Ils ont été largement diffusés et pratiqués en Europe jusqu’au milieu du XIXe siècle.

On redécouvre aujourd’hui le potentiel de cette gymnastique intellectuelle, qui menait les adolescents de la fable à la défense d’un projet de loi en enrichissant leurs connaissances, en améliorant leur pratique de la langue, en leur enseignant à exprimer des affects et à maîtriser l’argumentation.

Les principes de cette formation conjointement linguistique, culturelle et politique sont corroborés par la neuro-pédagogie et aisément adaptables aux nouveaux moyens d’information et de communication.

Avec ce petit livre synthétique, surprenant et ludique, Pierre Chiron, honnête homme d’aujourd’hui, nous livre les secrets d’une éducation réussie, pour tous et à toutes les époques.

 

Extraits :

La culture industrielle épuise le sol de l’intelligence, à l’image des sols de l’agriculture intensive, avant qu’il ait produit quoi que ce soit, gavé de produits chimiques, écarté – au profit de satisfactions sans lendemain – des lents processus de maturation et de formation – en donnant à ce dernier mot tout son sens – qui garantissent sa fécondité à long terme.

Pierre Chiron, Manuel de rhétorique, comment faire de l’élève un citoyen, page 43

 

L’univers culturel ambiant est aujourd’hui, plus que jamais dans l’histoire humaine, saturé de messages. Ces messages, chargés d’intentions politiques ou commerciales, renchérissent sur le fonctionnement traditionnel du vraisemblable. On est passé du vraisemblable un peu social (les préjugés), qui consiste à dire aux gens ce qu’ils pensent déjà vrai – opinion tellement labile qu’elle se prête à toutes les inversions et toutes les manipulations – au vraisemblable new-look, ou high-tech, le vraisemblable personnalisé, puisque les algorithmes activés par nos recherches sur Internet, orientés par nos recherches précédentes, ne nous soumettent que les objets et les opinions que nous aimons déjà. Dans un pareil contexte, il paraît indispensable de donner aux enfants et aux adolescents les clefs de la persuasion qui s’exerce chaque jour sur eux. Ce n’est pas être malade que de connaître la maladie. C’est même le moyen le meilleur de s’en prémunir.

Surtout, le rejet de la rhétorique, c’est aussi le rejet d’une des clefs de la littérature et, en général, de la culture, son versant productif, qui fait de chacun un bien meilleur lecteur, un bien meilleur spectateur, etc., bref, un véritable acteur de sa propre culture. Ce rejet nous limiterait dans ce qui nous aide à partager des expériences infinies, des imaginaires étonnants, des points de vue nouveaux, en un mot, à découvrir plus pleinement notre humanité.

Pierre Chiron, Manuel de rhétorique, comment faire de l’élève un citoyen, 204 et 205

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La pilule rouge
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