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La pilule rouge
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26 février 2022

Clément Vikrorovitch

Clément Vikrorovitch

Clément Viktorovitch est docteur en science politique. Il enseigne la rhétorique et la négociation à Sciences Po depuis plus de dix ans. Il a dispensé ses cours à l’ESSEC, l’ENA, l’École de Guerre, l’Université Paris 13. Pédagogue passionné, soucieux de vulgarisation, il s’est fait connaître par ses chroniques dans les médias, où il analyse sans complaisance les discours politiques.

 

Le pouvoir rhétorique

Titre : Le pouvoir rhétorique – Apprendre à convaincre et à décrypter les discours

Auteur : Clément Vikrorovitch

Genre : Rhétorique

Date : Octobre 2021

Pages : 472

Éditeur : Seuil

Collection : -

ISBN : 978.2.02.146587.7

 

La rhétorique est partout. Dans les discours politiques comme dans les spots publicitaires. Dans les réunions professionnelles comme dans les dîners de famille. Dans les entretiens d’embauche comme dans les rendez-vous galants. Pas un jour ne passe sans que nous ayons à défendre une idée, un projet, un produit ; et à nous protéger contre d’éventuelles fourberies. Que cela nous plaise ou non, convaincre est un pouvoir. À nous d’apprendre à le maîtriser.

Et de savoir y résister.

Car la rhétorique n’est ni innée, ni inexplicable. Elle repose sur une technique, obéit à des règles, mobilise des procédés, des stratagèmes, des outils. Dans ce traité accessible et concret, ponctué d’exemples et de cas pratiques, Clément Viktorovitch nous en révèle tous les secrets. Au fil des pages, il nous montre comment produire et décrypter les discours, mener les débats et les discussions, déjouer les manipulations.

L’art de convaincre est un pouvoir trop grand pour ne pas être partagé !

 

Extraits :

Au-delà des fantasmes et des préjugés, il est temps de considérer la rhétorique pour ce qu’elle est : l’art de présenter notre pensée de la manière la plus pertinente possible, afin d’en faciliter l’acceptation par nos auditeurs et nos interlocuteurs. Ainsi définie, la rhétorique est partout. Dans les réunions professionnelles comme dans les dîners de famille. Dans les spots publicitaires comme dans les bavardages amicaux. Dans les entretiens d’embauche comme dans les rendez-vous galants. Pas un jour ne passe sans que nous l’utilisions ou la subissions. Convaincre notre compagne ou notre compagnon de nous accompagner à un diner ennuyeux, c’est de la rhétorique. Convaincre notre patron de nous accorder une augmentation, c’est de la rhétorique. Convaincre des électeurs de glisser un bulletin dans l’urne, c’est, aussi, de la rhétorique. La rhétorique, c’est tout simplement l’art de convaincre.

Clément Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique, page 9

 

Or, le langage n’est jamais transparent. La communication n’est jamais univoque. Lorsque nous interagissons les uns avec les autres, nos messages possèdent toujours une part d’ambiguïté. Et c’est particulièrement vrai dans la sphère politique. Comme le remarquait déjà Platon, les discours y sont forgés par des professionnels de la parole, dans la perspective de la conquête du pouvoir. Le souci de l’efficacité y est davantage récompensé que la recherche de la vérité. Pour le dire autrement : nous ne pouvons jamais exclure qu’un discours politique ait été élaboré de manière volontairement trompeuse, obscure, déloyale. Si les citoyens veulent pouvoir choisir librement entre différentes propositions qui leur sont soumises lors d’une élection, écouter les discours ne suffit pas. Il faut être capable de les décrypter. Il faut connaître la rhétorique.

Clément Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique, pages 14 et 15

 

La conception la plus étroite de la démocratie implique que les citoyens soient capables de décrypter les discours. C’est à cette condition qu’ils seront véritablement libres de se forger leur propre jugement politique. La conception la plus ambitieuse de la démocratie implique que les citoyens soient capables de produire des discours. C’est à cette condition qu’ils seront véritablement libres de participer au débat public. De quelque manière qu’on le formule, l’idéal démocratique exige le partage de la rhétorique. Sans cela, la démocratie demeure fondamentalement inégalitaire. Et, donc, n’existe pas. Elle ne reste qu’un mot, un mirage, une illusion. L’homo democraticus est, par définition, un homo rhetoricus.

Clément Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique, page 16

 

Telle est la puissance de l’argument par le bon sens : il impose à celui qui voudrait s’y opposer une désespérante asymétrie de moyens. Et soumet ceux auxquels il est destiné à une redoutable force de conviction. C’est d’ailleurs ce que l’on a appelé récemment la « loi de Brandolini » : la quantité de temps et d’énergie nécessaire pour dénoncer des idioties est très largement supérieure à celle nécessaire pour les énoncer.

Clément Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique, page 69

 

En tant qu’auditrice ou auditeurs, l’argument par le bon sens est un procédé auquel il faut prendre garde avec d’autant plus de soin qu’il a tendance à s’imposer à nous sans que nous en ayons conscience. Précisément parce qu’il présente sous les atours de l’évidence, le risque est fort que nous ne pensions même pas à l’interroger. Et acceptions donc de nous laisser convaincre, sinon même contraindre, par lui. Il nous faut donc apprendre à le repérer, afin de pouvoir l’interroger avec toute l’attention qu’il exige. Heureusement, le bon sens est rarement discret. Il suffit de traquer, dans les discours ou les interventions qui nous sont adressés, les marqueurs de l'évidence. Ceux-ci sont de plusieurs ordres. Premièrement, les adverbes et les locutions adverbiales de la connivence : « franchement, honnêtement, sincèrement… » ainsi que « on ne va pas se mentir, n’y allons pas par quatre chemins, appelons un chat un chat… ». Bien sûr, ces éléments sont employés le plus souvent de manière anodine. Mais ils peuvent également être utilisés afin de sous-entendre que, mettre en doute ce qui s’apprête à être avancé, ce serait d’emblée se positionner contre la franchise, l’honnêteté ou la sincérité. En ce sens, ils agissent comme une puissante incitation à ne pas mettre en branle nos facultés de réflexion. Deuxièmement, l’appel au consensus : « tout le monde sait bien que, on ne peut nier que, chacun en conviendra… ». Ces éléments ont pour effet de conférer à un énoncé l’apparence d’un savoir unanimement accepté. Nul besoin de le mettre en question : tout le monde est déjà d’accord. Il s’agit d’une déclinaison d’un procédé plus vaste, l’argument ad populum, dont l’effet est justement de prévenir l’émergence de la contestation – nous aurons l’occasion d’y revenir. Enfin, l’utilisation de proverbes. En mobilisant une sagesse populaire établie depuis des temps immémoriaux, les proverbes constituent une invitation à relâcher notre vigilance. Pourquoi, en effet, nous embêterions-nous à interroger ce qui est accepté depuis si longtemps? Ils ne présentent pourtant, d’un point de vue logique, aucun gage de rigueur. Prenons un seul exemple : « Il n’y a pas de fumée sans feu. » Certes. En revanche, l’histoire déborde de rumeurs, de préjugés et d’accusations infondés. Donner du crédit à un proverbe revient ainsi à prendre pour acquis un argument n’ayant en rien été établi. Adverbes de la connivence, appel au consensus, sagesse proverbiale : lorsque nous repérons de tels procédés dans un discours, mieux vaut nous méfier. Le bon sens rôde peut-être à proximité.

Clément Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique, pages 70 et 71

 

Il nous reste une question à envisager. Si les arguments présentent tous un degré de rigueur bien établi… pourquoi nous arrive-t-il alors d’être en désaccord? Ne suffirait-il pas, pour chaque problème, d’identifier les arguments les plus rigoureux, et de nous en tenir à la position qu’ils soutiennent? N’y aurait-il pas, ici, l’opportunité de quitter la sphère embarrassante de l’argumentation, pour revenir à la méthode rassurante de la démonstration, dans laquelle un raisonnement irréfutable permet d’aboutir à une conclusion inéluctable? Bien sûr, ce n’est pas si simple. Si un problème auquel nous sommes confrontés nécessite d’avoir recours à l’argumentation pour être tranché, c’est précisément le signe qu’il est sous-tendu par un ensemble d’arguments tout à la fois rigoureux et incompatible entre eux. Ce qui va décider de la position que chacun d’entre nous va adopter, c’est le poids respectif que nous choisissons de leur attribuer. Nous réussirons peut être à établir une liste consensuelle des arguments pertinents. En revanche, nous nous déchirerons au moment de déterminer lesquels sont les plus importants. Tout se ramène, au fond, à deux désaccords essentiels.

Premièrement, nous ne hiérarchisons pas nos valeurs de la même manière. Bien sûr, il est probable que nous souscrivions tous plus ou moins au même corpus de valeurs fondamentales. Mais comment allons-nous les articuler entre elles? Qu’est-ce qui aura le plus d’importance à nos yeux? La liberté de chacun ou l’égalité de tous? La sauvegarde des traditions ou le besoin d’innovation? L’ouverture sur le monde ou la protection de la nation? Ce type de questions ne possède pas de bonne réponse : seulement des réponses propres aux uns et aux autres. Deuxièmement, nous ne percevons pas le risque de la même manière. Il est souvent très difficile de s’accorder sur les probabilités qu’un évènement se produise ou non. Quelles sont les chances qu’un krach boursier se produise? Qu’un attentat ait lieu? Qu’un pays déclare une guerre? Il est possible de les évaluer, bien sûr. Il est plus délicat de parvenir au consensus quant à cette évaluation. Et quand bien même nous l’atteindrions, encore nous resterait-il à qualifier cette probabilité. Trente pour cent de chances qu’un risque – quel qu’il soit – se produise : cela nous paraît-il acceptable ou inacceptable? Rassurant ou effrayant? Raisonnable ou délétère? Là encore, la réponse à ces questions ne peut être qu’éminemment personnelle.

Voilà pourquoi il n’existe pas de vérité. Pas de position juste ou bonne. Selon la manière dont nous hiérarchisons les valeurs et percevons les risques, une ligne de raisonnement finit par nous apparaitre comme préférable aux autres. Nous arrêtons notre position. Et constatons que, malgré tous nos efforts de rigueur, elle aura toujours ses contradicteurs.

Clément Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique, pages 75 et 76

 

Soulever une objection ad rem consiste à attaquer directement les arguments déployés par nos interlocuteurs. Il s’agit de la pierre angulaire de toute contre-argumentation. L’outil que chaque oratrice et orateur doit apprendre à maitriser.

Clément Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique, page 89

 

Soulever une objection ad hominem consiste à attaquer la cohérence de la ligne argumentative déployée par notre interlocuteur. Il ne s’agit plus de travailler sur les arguments eux-mêmes, individuellement, en contestant leur pertinence ou leur rigueur. Mais plutôt de chercher à montrer que, mis bout à bout, ils constituent un ensemble contradictoire, inconsistant. En cela, les objections ad hominem sont des outils redoutables.

Clément Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique, page 91

 

Soulever une objection ad personam consiste à mettre en cause directement la crédibilité des orateurs. Il ne s’agit plus de discuter la validité des arguments, ni de contester la cohérence des lignes argumentatives, mais bien d’attaquer l’interlocuteur lui-même. Plutôt que de nous embarrasser à réfuter son argumentation, nous cherchons à le décrédibiliser personnellement, afin de discréditer l’intégralité de ses propos en un seul mouvement.

Clément Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique, page 97

 

La prolepse est le procédé qui consiste à formuler l’objection de l’interlocuteur à sa place, afin d’y répondre avant qu’elle ait pu être énoncée. Elle s’incarne dans des structures telles que : « Bien sûr, on me dira que … mais à cela je répondrai que … » ; « Vous m’objecterez que … et pourtant il faut bien reconnaitre que … » ; « J’entends ceux qui pensent que … mais n’oubliez pas que… ». Toutes ces formulations relèvent d’une même dynamique : priver l’interlocuteur de l’occasion de nous contrecarrer. Elles lui coupent l’herbe sous le pied, et l’amputent des saillies qu’il nous réservait sournoisement. En cela, la prolepse constitue un outil de choix, que nous devons apprendre à manier avec finesse. Car loin d’être une arme omnipotente, elle requiert au contraire une utilisation précautionneuse et adaptée à la situation.

Clément Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique, page 101

 

Seconde règle en matière de modalisation : « Plus on fait pression, plus on suscite de résistance. » Elle repose sur des fondements établis par la recherche en psychologie, il y a près d’un demi-siècle. En 1966, le psychologue Jack Brehm découvre ce qu’il appelle le principe de réactance : dès lors qu’un individu perçoit l’une de ses libertés comme menacée ou abolie, il tend à déployer un effort pour la reconquérir. Plus nous avons l’impression que quelque chose nous est inaccessible ou interdit, plus nous la considérons comme désirable ou attractive. À l’inverse, plus nous nous sentons incités à croire ou faire quelque chose, plus nous avons tendance à la rejeter (1).

Des études ultérieures ont affiné ces premiers résultats de recherche, en étudiant dans quelle mesure la formulation d’un message pouvait avoir un impact sur la réactance. Les résultats sont explicites. Si les demandes sont exprimées de manière trop assertive, si elles ne laissent aucune possibilité de refuser ou ne proposent aucune alternative, les individus tendent à se sentir sous pression et à tout faire pour les rejeter. Lorsqu’elle est excessive, la volonté de conviction devient contre-productive.

(1) Brehm Jack W., 1966, A Theory of Psychological Reactance, Academic Press. Voir également Brehm Sharon S., Brehm Jack W., 1981, Psychological Reactance : A Theory of Freedom and Control, Academic Press.

Clément Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique, page 202

 

Manipuler à l’aide de faits mensongers

La première et la plus évidente situation dans laquelle l’utilisation du pathos peut être contestable, c’est lorsqu’elle se fonde sur des faits biaisés ou erronés. Les éléments sur lesquels nous nous appuyons pour provoquer des émotions ne sont pas conformes à la réalité objective et vérifiable. Bien sûr, mettre en avant des affirmations contrefactuelles constitue, en soi, une pratique éthiquement problématique. Mais elle le devient encore davantage dès lors que ces affirmations sont utilisées afin de soulever des affects, puisque ceux-ci ont précisément pour conséquence de troubler le discernement entre le vrai et le faux. Non seulement nous mentons mais, de surcroît, nous perturbons la capacité des auditeurs à repérer le mensonge.

Prenons un exemple historique. Le 2 août 1990, l’Irak envahit le Koweït. C’est le début de la première guerre du Golfe. Très vite, les États-Unis manifestent leur désir d’intervenir. Officiellement, l’objectif est de venir au secours des Koweitiens. Officieusement, voilà plusieurs mois déjà que l’Amérique regarde d’un mauvais œil ce dictateur, Saddam Hussein, qui est en voie de constituer une superpuissance militaire au Moyen Orient tout en contrôlant de très importantes réserves de pétrole. Toutefois, pour passer à l’offensive, le président George Bush senior a besoin du soutien de l’opinion publique internationale. Le 10 octobre 1990, un témoignage tombe à point nommé : celui de la jeune Nayirah, quinze ans, volontaire à l’hôpital koweitien al-Addan. Devant la commission des droits de l’homme du Congrès américain, les larmes aux yeux, elle raconte avoir été témoin d’une scène atroce. Des soldats irakiens, entrés de force dans la maternité, ont emporté avec eux les couveuses des prématurés, laissant les bébés agoniser sur le sol. Le récit, largement repris par les médias, glace le sang du monde entier. Dans les semaines qui suivent, le Président américain le mentionne dans ses discours à dix reprises au moins. La cruauté de la soldatesque irakienne et la barbarie de Saddam Hussein ne font désormais plus de doute. Quelques semaines plus tard, le 29 novembre, le Conseil de sécurité de l’ONU autorise le recours à la force contre l’Irak : les États-Unis ont obtenu gain de cause. Or, coup de théâtre! L’année suivante, le journaliste John MacArthur révèle, dans le New York Times, que le témoignage de Nayirah est en tout point mensonger. Elle est en réalité la fille de l’ambassadeur du Koweït à Washington. Son récit a été préparé par une agence de communication, à la demande du gouvernement koweitien. Des enquêtes ultérieurs prouvent que ses allégations étaient, à tout le moins, largement exagérées. Sinon totalement fausses.

À ce jour, le fait de savoir si George Bush était au courant du caractère frauduleux de ce témoignage, et l’a donc relayé sciemment, est encore débattu. En revanche, il est établi qu’il s’agissait bien d’une opération de propagande internationale orchestrée par le Koweït. Par l’impact qu’elle a eu sur les opinions publiques, cette campagne a contribué très largement à faire accepter l’idée d’une intervention armée en Irak. La description d’un déferlement de violence gratuite infligée à des nourrissons ne pouvait que produire une image mentale insupportable. Confronté à de telles émotions, nous nous trouvions dans l’incapacité de recourir à notre pensée analytique. Or, ces affects étaient fondés sur une réalité biaisée. Ici, le recours au mensonge suffit pour s’interroger sur la dimension éthique de la rhétorique utilisée. Mais c’est la recherche intentionnelle d’une saturation émotionnelle qui, au-delà, justifie de parler d’une stratégie de manipulation à grande échelle.

Clément Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique, pages 242 à 244

 

Parce qu’elle tend à favoriser la prise de conscience d’un danger nouveau et la rupture avec les habitudes, l’anxiété apparait comme l’émotion privilégiée des messages d’alerte et de prévention, qu’il s’agisse de santé publique ou de sécurité routière (1). Est-ce à dire, alors, que la peur puisse être définitivement considérée comme bénéfique pour le débat public? Restons un peu plus nuancés.

D’une part, les travaux de psychologie auxquels nous nous référons, ici, sont encore récents, et ne doivent donc pas être acceptés comme parole d’Évangile. D’autre part, ils interrogent surtout les vertus de l’anxiété, et non l’utilisation spécifique du pivot peur-solution. Or, souvenons-nous de la trame générale que nous avons évoquée précédemment : plus nous ressentons d’émotions, plus nos capacités cognitives sont surchargées, et moins nous sommes en mesure de faire appel à nos facultés critiques. Que se passe-t-il si, au moment précis où nous sommes sous le coup d’une angoisse intense, l’orateur nous offre une solution simple pour nous y soustraire? Il est probable que nous soyons prompts à accepter sur-le-champ. Sans être en mesure de l’examiner rigoureusement.

En tant qu’auditrice ou auditeurs, nous ne devons donc, en aucun cas, cesser de nous interroger. La proposition qui nous est soumise est-elle une réponse adaptée et proportionnée pour lutter contre la menace à laquelle nous sommes confrontés? Cette menace n’a-t-elle pas été surestimée? Voire est-elle bien réelle? Si nous abdiquons notre capacité à nous questionner sans cesse, nous devenons vulnérables à un dangereux stratagème : être poussés à accepter une proposition opportuniste ou inappropriée, dans le vain espoir de lutter contre un danger fantasmé.

En tant qu’oratrices ou orateurs, nous n’aurons guère le choix. Quoi que nous en pensions, il nous faudra apprendre à naviguer sur les eaux sombres de l’anxiété. Mettre en lumière l’imminence d’un danger, favoriser l’ouverture à de nouvelles possibilités, modifier des comportements bien ancrés : les trésors qu’elle recèle sont trop précieux pour être ignorés. Lorsque nous devrons ramer contre les courants de l’habitude, quelle que soit notre réticence à l’utiliser, c’est probablement la peur qui se révélera notre meilleure alliée.

Attention, toutefois : il nous faudra savoir rester subtils et mesurés. Plusieurs travaux ont, en effet, montré que si une anxiété palpable favorise effectivement l’acceptation de solutions originales, une peur trop intense provoque, elle, des réactions contre-productives. Lorsqu’ils sont confrontés à une terreur extrême, les auditeurs tendent tout simplement à se couper du message. Ils regardent ailleurs, quittent la pièce, changent de chaîne ou tournent la page, bref, ils cessent d’écouter. Et quand bien même ils resteraient piégés face à la communication, ils en ressortiraient dans un état de sidération incitant non à l’action, mais à la démobilisation. Ces réactions peuvent être contrebalancées si, après avoir exposé nos auditeurs à une terrible menace, nous leur offrons une solution fabuleusement efficace. Mais dans le cas contraire, si notre proposition ne semble pas à la hauteur du danger que nous avons-nous-mêmes soulevé, notre rhétorique sera contre-productive. Nous espérions induire le changement : nous ne récolterons que l’engourdissement (2).

(1) Courbet Didier, 2003, « Réception des campagnes de communication da santé publique et efficacité des messages suscitant de la peur », Communication, vol. 22-1, p. 100-120.

(2) Sur la paralysie induite par un sentiment de peur trop extrême : Witte Kim, 1992, « Putting the fear back into fear appeals : The extended parallel process model », Communication Monographs, vol. 59-4, p. 329-349 ; Witte Kim, 1994, « Fear Control and Danger control : A test of the extended parallel process model (EPPM) », Communication Monographs, vol. 61, p. 113-134.

Clément Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique, pages 287 à 289

 

En 2005, le psychologue Alexander Todorov et son équipe publient les résultats d’une expérience troublante. Elle utilise les résultats des élections parlementaires américains, où chaque circonscription est le théâtre d’un duel entre un démocrate (gauche) et un républicain (droite). Les chercheurs ont placé côte à côte, par paire, les portraits de candidats s’étant effectivement affrontés lors des élections de 2000, 2002 ou 2004. Ces couples de photos sont ensuite présentés à des participants volontaires, dont on vérifie d’abord qu’ils ne connaissent ni l’un, ni l’autre de ces responsables politiques locaux. Puis, on leur pose la question suivante : « Laquelle de ces deux personnes vous semblent la plus compétente? » Les résultats sont impressionnants. Dans la majorité des cas, l’individu jugé spontanément le plus compétent est, aussi celui qui a effectivement gagné l’élection (1).

Cette expérience a été reproduite, avec succès, à de nombreuses reprises. La conclusion à en tirer est implacable : les personnes dont les traits du visage dégagent une forte impression de compétences ont significativement plus de chance de remporter une élection. Nous voudrions croire que, lorsque nous plaçons un bulletin dans l’urne, notre choix est uniquement guidé par des considérations politiques : le programme des candidats, le bilan dont ils peuvent se prévaloir, ce que l’on sait de leur probité… La réalité est toute autre. Notre vote est, pour partie au moins, déterminé par l’apparence physique. Pire, même, cette dimension de la décision nous échappe très largement. Alexander Todorov a répliqué son expérience en ne montrant les portraits que pendant un très court laps de temps : un dixième de seconde. Trop peu, donc, pour que les participants aient le temps d’analyser consciemment ce qu’ils voyaient. Les résultats demeurent globalement inchangés. Nous ne nous contentons pas de voter à la tête des candidats. Nous le faisons sans même nous en rendre compte (2). Enfin, des études ultérieures ont permis d’identifier quels sont les traits du visage qui tendraient à suggérer la compétence. Il en ressort qu’un visage carré, des pommettes hautes, des sourcils bas et une mâchoire saillante ne sont pas seulement d’anodines caractéristiques physiques. Mais bien de redoutables atouts politiques (3).

(1) Todorov Alexander et al., 2005, « Inferences of competence from faces predict election outcomes », Science, vol. 308, p. 1623-1626.

(2) Olivola Christopher Y., Todorov Alexander, 2010, “Elected in 100 milliseconds: Appearance-based trait inferences and voting”, Journal of Nonverbal Behaviour, vol. 34, p. 83-110.

(3) Oosterhof Nikolaas N., Todorov Alexander, 2008, “The functional basis of face evaluation”, Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 105-32, p. 11087-11092.

Clément Viktorovitch, Le pouvoir rhétorique, pages 301 à 302

 

 

 

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