Amartya Kumar Sen est un économiste. Il a reçu le prix Nobel d'économie en 1998, pour ses travaux sur la famine, la théorie du développement humain, l'économie du bien-être, les mécanismes fondamentaux de la pauvreté, et sur le libéralisme politique. Il est l'initiateur de l'approche par les capabilités.

De 1998 à 2004, il a été directeur du Trinity College à l'Université de Cambridge, devenant ainsi le premier universitaire asiatique à diriger un des collèges d'Oxbridge. Amartya Sen est aussi partie prenante dans le débat sur la mondialisation. Il a donné des conférences devant les dirigeants de la Banque mondiale et il a été le président honoraire d'Oxfam.

Parmi ses nombreuses contributions à l'économie du développement, Sen a fait des études sur les inégalités entre les hommes et les femmes. Il est aujourd'hui professeur universitaire à l'Université Harvard.

Titre : L’économie est une science morale

Auteur : Amartya Sen

Genre : Économie

Date : 1999

Pages : 123

Éditeur : La découverte

Collection : Poche

ISBN : 978-2-7071-4282-5

En octobre 1998, le prix Nobel d’économie a, pour la première fois, été attribué à un économiste issu du tiers monde et spécialiste internationalement reconnu des questions de développement. Encore mal connu du grand public, Amartya Sen est un économiste inclassable. Philosophe et, par dessus tout, humaniste, il s’est efforcé de montrer que l’analyse économique traditionnelle était incapable de penser la diversité des comportements humains et qu’il était nécessaire d’y introduire des considérations politiques, sociales et, surtout, éthiques. Ses travaux sur la famine et la grande pauvreté l’ont ainsi conduit à s’interroger sur le rapport entre liberté individuelle et égalité sociale, entre démocratie et développement économique ainsi que sur le rôle de l’État dans la redistribution des richesses. Les deux textes rassemblés dans ce livre constituent une introduction à l’œuvre d’Amartya Sen. Le lecteur y découvrira une réflexion vive et stimulante, nourrie d’expériences personnelles et d’exemples concrets, d’un économiste atypique qui, sans cesse, nous rappelle que l’économie est avant tout au service du bien-être de tous.

Extraits :

On comprend ainsi pourquoi Sen entend renouer le dialogue avec la philosophie morale et politique. Il nous rappelle à ce sujet qu’Adam Smith, injustement perçu par nombre de ses admirateurs contemporains comme le chantre de l’égoïsme rationnel et du laisser-faire absolu, était professeur de philosophie morale à l’université de Glasgow. Auteur d’une Théorie des sentiments moraux, admirateur des stoïciens grec, Smith écrivait à leur propos : « L’homme […] devrait se considérer non pas comme séparé et détaché de tout, mais comme un citoyen du monde, un membre de la vaste communauté de la nature […], dans l’intérêt de cette grande communauté, il devrait à tout instant être prêt à sacrifier son propre petit intérêt (1). » Son éloge du marché est lié à un souci d’efficacité de la production et des échanges dans un contexte historique tout à fait spécifique de sortie de la société féodale et mercantiliste, mais il ne songeait nullement à l’étendre à toutes les sphères de la vie sociale. Sen entend raviver cette inspiration morale, qu’il rencontre également sous d’autres formes chez Aristote, Karl Marx ou John Stuart Mill. Il ne s’agit pas seulement de retrouver les racines éthico-philosophiques de la science économique, mais d’utiliser les instruments logico-mathématiques extrêmement sophistiqués forgés par les économistes pour éclairer la nature éminemment complexe de l’interdépendance sociale (2).

(1) Adam Smith, The Theory of Moral Sentiments, Clarendon Press, Oxford, 1975. Cité par Sen in Éthique et économie, op. cit. Sen se réfère implicitement à une image de Smith qui reste encore largement dominante tant chez ceux qui font de son nom une bannière de l’ultra-libéralisme que chez ses adversaires « de gauche ». Bien entendu, plus d’un siècle de débat érudit autour du rapport entre la Théorie des sentiments moraux et la Richesse des nations a permis de dépasser cette vision primaire, mais cette perception plus subtile reste largement confinée à une sphère académique restreinte. Pour une approche à la fois accessible et originale en français, voir J. P. Dupuy, « Adam Smith et la sympathie envieuse », in Libéralisme et justice sociale, Hachette, 1997 (ouvrage publié à l’origine sous le titre Le Sacrifice et l’envie, Calmann-Lévy, 1992). Deux autres livres relativement récents sont également fort utiles : Jerry Z. Muller, Adam Smith in His Time and Ours. Designing the Decent Society, Free Press, New York, 1993; Adelino Zanini, Genesi imperfetta. Il governo delle passioni in Adam Smith, G. Giappichielli Editore, Turin, 1995.

(2) A. K. Sen, Éthique et économie, PUF, Paris, 1993.

Amartya Sen, L’Économie est une science morale, pages 17 et 18

D’après Sen, même si la distribution de ces biens premiers, tels qu’ils sont définis par Rawls, était parfaitement équitable, cela ne résoudrait pas les problèmes d’inégalité parce que la diversité sociale et humaine détermine fortement (pour des raisons de classe, de genre, d’éducation, de conditions écologiques ou de déficiences physiques) ce que les individus sont capables de faire de leurs biens premiers, à savoir « notre capacité de convertir les ressources en libertés réelles (1) ». Ce qui est important, c’est que « les individus puissent véritablement jouir de la liberté de choisir le mode de vie qu’ils ont de bonnes raisons d’apprécier ». Ce qu’il s’agit de distribuer de façon équitable, ce ne sont pas seulement des libertés formelles, des revenus et des ressources, mais des « capabilités » (capabilities) de développer des modes de fonctionnement humains fondamentaux (human functionings) (2) permettantde vivreune vie digne et censée plutôt que de seulement accumuler des biens. C’est pourquoi le revenu est un indicateur important mais très relatif du véritable bien-être, lequel suppose une infrastructure de biens publics beaucoup plus complexe qu’un simple mécanisme redistributif.

Pour illustrer ce que signifie une inégalité de capabilités à niveau égal de ressources, Sen utilise souvent l’exemple des handicapés, mais l’origine éthique, le genre, l’âge peuvent également diminuer la valeur d’une vie humaine, même quand l’accès aux ressources est formellement équitable. Ainsi, dans les pays développés, « une privation relative dans l’espace des revenus peut se traduire par une privation absolue dans l’espace des capabilités ». Si l’on visite un ghetto nord-américain, observe Nicholas Lehmann, « on ne rencontre pas des gens qui meurent de faim, mais une forme d’isolement extrême qui rend la vie physiquement et psychologiquement insupportable. Il s’agit […] d’une tragédie qu’on ne peut pas interpréter comme un simple manque d’argent. On ne peut pas non plus dire que les Américains pauvres ont besoin d’ « opportunités » plutôt que d’argent, parce que, comme le dit Sen, les gens n’ont pas tous les mêmes capacités de profiter des opportunités (3) ».

(1) A. K. Sen, Inequality Reexamined, Harvard U.P., Cambridge, Mass., 1996.

(2) Par souci de cohérence éditoriale, j’ai suivi la traduction adoptée par Monique Canto-Sperber. Signalons toutefois qu’au néologisme « capabilité » certains traducteurs préfèrent le simple « capacité » (c’est le strict équivalent de ce dernier terme qui est d’ailleurs employé par les traducteurs espagnols et italiens de Sen). Functioning est également parfois traduit par « réalisation ».

(3) N. Lehmann, « The Poverty of Poverty. Assaying Inequality”, Transition, numéro 71, 1996, automne 1996.

Amartya Sen, L’Économie est une science morale, pages 29 et 30

Toutefois, un auteur très proche de Sen, la philosophe américaine Martha Nussbaum, a proposé une liste de capabilités fonctionnelles de base qui a une certaine validité transculturelle, et je crois qu’il vaut la peine de la reproduire parce qu’elle illustre fort bien le type de champ d’investigation qu’une économie normative à la Sen peut explorer, en collaboration étroite avec la philosophie éthique et politique :

Pouvoir vivre, autant que possible, une vie humaine complète jusqu’à la fin; éviter une mort prématurée, ou pouvoir mourir avant que notre vie soit diminuée au point de ne plus valoir la peine d’être vécue.
Pouvoir jouir d’une bonne santé, d’une alimentation adéquate, d’un foyer décent; avoir des opportunités de satisfaction sexuelle; pouvoir se déplacer d’un endroit à un autre.
Pouvoir éviter toute douleur inutile et connaître l’expérience du plaisir.
Pouvoir utiliser nos cinq sens; pouvoir imaginer, penser et raisonner.
Pouvoir éprouver un attachement pour des personnes et des réalités extérieures à nous-mêmes; pouvoir aimer ceux qui nous aiment et se soucient de notre sort, pouvoir pleurer leur absence; en général, pouvoir aimer et éprouver douleur, désir et gratitude.
Pouvoir se former une conception du bien et s’engager dans une réflexion critique sur la planification de notre propre vie.
Pouvoir vivre pour et vers les autres êtres humains, leur manifester notre capacité de reconnaissance et d’attention, nous consacrer à diverses formes d’interaction sociale et familiale.
Pouvoir vivre dans le souci de et en relation avec les animaux, les plantes, le monde de la nature.
Pouvoir rire, jouer et nous adonner à des activités récréatives.
Pouvoir vivre notre propre vie, et pas celle de quelqu’un d’autre.

Pouvoir vivre notre propre vie dans un environnement et un contexte de notre choix (1).

(1) M. C. Nussbaum, « Aristotelian Social Democracy”, in R.B. Douglass, G. M. Mara et H. S. Richardson (éd.), Liberalism and the Good, Routledge, Londres, 1990. Martha Nussbaum a édité avec Amartya Sen un volume d’essais, The Quality of Life, Clarendon Press, Oxford, 1990, sous l’égide de l’université des Nations unies de Helsinki.

Amartya Sen, L’Économie est une science morale, pages 31 et 32

Quelle est la raison de la longévité de tels idéaux? Il n’est pas difficile d’expliquer l’attraction qu’exerce l’idée de responsabilité sociale. Une société suppose des interactions, et nos vies sont dépendantes les unes des autres. Comme l’a dit John Donne il y a presque quatre siècles, « aucun homme n’est une île, suffisante à elle-même ». L’idée de dépendance mutuelle ne peut que conduire à celle de responsabilités mutuelles. Je crois qu’il n’y a rien de particulièrement mystérieux à reconnaître que les membres de la société, de la même façon qu’ils tirent des bénéfices de leurs interactions, doivent aussi accepter la nécessité profonde de leurs obligations mutuelles.

Amartya Sen, L’Économie est une science morale, page 91

Avec la naissance et l’expansion du capitalisme, l’étendue des interdépendances et des interactions sociales dans les sociétés modernes a connu une augmentation constante, soutenue par l’expansion rapide des échanges commerciaux et des relations sociales. Si John Donne ne pouvait comparer personne à une île, il y a quatre siècles de cela, les individus sont aujourd’hui insérés dans des réseaux de relations encore plus denses. Avec l’augmentation du niveau d’interdépendance, il est donc devenu naturel de songer à étendre les responsabilités réciproques. Bien qu’en principe le capitalisme soit farouchement individualiste, il a contribué en pratique à cette tendance vers l’intégration en rendant nos vies de plus en plus interdépendantes. Par ailleurs, l’accroissement sans précédent de la prospérité économique qu’ont connu les économies modernes permet d’accepter des obligations sociales qu’il n’était tout simplement pas possible de se permettre financièrement auparavant.

Amartya Sen, L’Économie est une science morale, page 92

Titre : Un nouveau modèle économique – Développement, justice, liberté

Auteur : Amartya Sen

Genre : Économie

Date : 1999

Pages : 389

Éditeur : Odile Jacob

Collection : Poches

ISBN : 978-2-7381-1231-6

L'amélioration du bien-être des populations ne se limite pas à la croissance de la production et à l'accumulation du capital. Elle est conditionnée par l'extension des libertés humaines à la fois "objectif prioritaire et vecteur du développement". Synthétisant les thèses qui lui ont valu le prix Nobel d'économie en 1998, Amartya Sen replace les questions économiques dans leur dimension éthique. La liberté économique, celle du marché, ne suffit pas. Il faut des institutions qui garantissent les libertés politiques (libre expression, élections) et sociales (droit à l'éducation et à la santé) et assurent la sécurité des individus. Ainsi, exercer ses droits politiques, saisir les opportunités économiques supposent une hausse du niveau d'éducation.

Extraits :

Le développement peut être appréhendé – c’est la thèse défendue dans ce livre – comme un processus d’expansion des libertés réelles dont jouissent les individus

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, page 15

Le développement exige la suppression des principaux facteurs qui s’opposent aux libertés : la pauvreté aussi bien que la tyrannie, l’absence d’opportunité économique comme les conditions sociales précaires, l’inexistence de services publics autant que l’intolérance ou la répression systématique exercée par les États autoritaires.

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, page 16

[Institutions et libertés instrumentales]

À la faveur des études empiriques qui suivent, cinq types distincts de libertés, appréhendées dans une perspective instrumentale, sont soumis à l’examen. Il s’agit des libertés politiques, des ouvertures économiques, des opportunités sociales, des garanties de transparence et de la sécurité protectrice. Les droits et les possibilités qui se rattachent à chacune de ces catégories favorisent les capacités des individus. Notons aussi qu’elles se renforcent mutuellement. Les politiques publiques, qui visent à développer les capacités humaines et les libertés des personnes doivent s’efforcer de promouvoir ces libertés, distinctes mais interdépendantes. Dans les chapitres suivants, les variantes de ces libertés – et les institutions concernées – seront examinées et leurs relations discutées. Nous nous efforcerons aussi de définir comment chacune d’entre elles favorise la liberté des gens de vivre la vie qu’ils ont raison de souhaiter. Dans la perspective du « développement comme liberté », toutes les libertés instrumentales entretiennent des liens de réciprocité et toutes participent à la promotion de la liberté humaine, en général.

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, page 24

[Une remarque pour conclure]

Les libertés sont l’objectif prioritaire du développement. Elles en sont aussi le principal vecteur. Notre tâche consiste donc à établir la valeur fondatrice des libertés et à comprendre les interdépendances empiriques entre libertés appartenant à des genres différents. Les libertés politiques (libre expression et élections) favorisent la sécurité économique. Les opportunités sociales (l’accès à l’éducation et à la santé) facilitent la participation économique. L’ouverture économique (les possibilités de participer à la production et aux échanges) aide à améliorer le niveau de vie individuel ainsi qu’à dégager des fonds publics pour les services sociaux. Les libertés d’ordre différent se renforcent l’une l’autre.

Ces connexions empiriques participent de la légitimation des libertés comme priorité. Si l’on reprend la distinction traditionnelle entre « agent » et « patient », l’approche du processus de développement et de l’économie centrée sur les libertés se situe dans la perspective de l’agent. Pour peu qu’ils disposent de possibilités sociales adéquates, les individus sont à même de prendre en charge leur destin et de s’apporter une aide mutuelle. En revanche, ils n’ont nul besoin d’être considérés comme les destinataires passifs de programmes de développement sophistiqués concoctés par d’habiles experts. Tout porte à reconnaître le rôle d’acteur libre et conséquent des individus et même leur impatience constructive.

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, page 25

Entre un intérêt exclusif pour la création de richesse et une attention plus générale à l’amélioration de l’existence des individus, il n’y a pas d’adéquation automatique. Cette divergence de perspectives constitue un problème majeur pour toute réflexion économique. Comme le note Aristote au tout début de l’Éthique à Nicomaque (poursuivant la discussion entamée à cinq mille kilomètres de là par Maitreyee et Yajnavalkya) : « La richesse n’est évidemment pas le bien que nous cherchons : c’est seulement une chose utile, un moyen en vue d’autre chose. »

Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1-I, 5c (traduction francaise de J. Tricot, Paris, Vrin, 1959.

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, page 28

Voici les cinq types de libertés instrumentales qu’il me paraît indispensable de prendre en compte : libertés politiques, facilités économiques, opportunités sociales, garanties de transparence et sécurité protectrice. Ces cinq occurrences contribuent à la capacité générale d’une personne de vivre plus librement ; on notera par ailleurs qu’elles se complètent l’une l’autre.

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, page 59

Je me référerai, pour éclairer ce débat, aux analyses statistiques riches d’enseignements, établies récemment par Sudhir Anand et Martin Ravallion. En comparant les données par pays, ils observent, comme on peut s’y attendre, une forte corrélation entre PNB par habitant et espérance de vie. Mais ils montrent aussi que ce lien dépend de deux facteurs : l’impact du PNB sur les revenus des plus pauvres et sur la dépense publique, en particulier dans le domaine de la santé. De fait, dès que ces deux variables sont considérées pour elles-mêmes, dans les tableaux statistiques, la contribution supplémentaire imputable au PNB par habitant se réduit à peu de chose, voire disparaître purement et simplement.

En attendant que d’autres études empiriques viennent les étayer, il me parait important d’insister sur les conclusions des deux chercheurs : elles nous indiquent, non pas que l’espérance de vie n’est pas favorisée par la croissance du PNB par habitant, mais que la véritable articulation passe par la dépense publique en matière sanitaire et par le succès de la lutte contre la pauvreté. Pour le dire dans détour : l’impact de la croissance économique dépend, pour l’essentiel, de l’usage fait des fruits de cette croissance. Dans ce cadre, on comprend mieux comment certains pays, Taiwan ou la Corée du Sud, par exemple, ont réussi à augmenter leur espérance de vie à un rythme aussi soutenu, grâce à la croissance économique.

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, pages 66 et 67

D’autre part, il est important de distinguer le revenu, comme unité de référence, permettant de mesurer l’inégalité, du revenu comme véhicule de la réduction des inégalités. Même si les inégalités, du point de vue des capacités, sont bien reflétées en termes de revenus, cela ne signifie pas qu’un transfert de revenu constitue le meilleur moyen de réduire les inégalités observées. Les politiques publiques ne peuvent envisager des mesures de compensation sans prendre en compte d’autres questions (possibilité de modifier les disparités de capacité, efficacité réelle des effets incitatifs, etc.) et la facilité de lecture des différences de revenus ne doit pas suggérer qu’un transfert de revenus correspondant serait le moyen le plus efficace de supprimer les disparités. On peut facilement éviter ce piège, mais la clarté et l’immédiateté qui règnent dans l’espace du revenu peut inciter à succomber à cette tentation, contre laquelle il faut se parer.

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, pages 117 et 118

Dans les chapitres suivants, je m’efforcerai, à partir de ces acquis, de poursuivre l’analyse et d’éclairer les problèmes du sous-développement (défini, au sens le plus large, comme non-liberté) et du développement (conçu comme processus d’élimination des non-libertés et d’extension des libertés substantielles de différents types que les gens ont raison de souhaiter).

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, page 121

S’il est important de distinguer, d’un point de vue conceptuel, la notion de pauvreté comme inadéquation des capacités de celle de pauvreté comme faiblesse du revenu, il ne faut pas perdre de vue la relation étroite qui existe entre ces deux réalités, ne serait-ce que parce que le revenu est un moyen essentiel pour développer des capacités. Et, dans la mesure où, pout tout individu, améliorer les capacités dont il dispose pour conduire sa vie, tend, d’une manière générale, à faciliter ses possibilités d’accroitre sa productivité et ses revenus, nous pouvons suspecter que la relation fonctionne aussi en sens inverse.

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, page 127

Les priorités officielles, telles qu’elles sont définies aux États-Unis, font peu de place à la généralisation de la protection médicale, ce qui explique que des millions de personne – 40 millions pour être précis – ne bénéficient d’aucune forme de couverture médicale ou d’assurance de santé. Bien qu’on puisse supposer qu’une proportion significative des personnes concernées aient choisi volontairement cette option, il ne fait aucun doute que la majorité d’entre elles ne disposent d’aucun choix, pour des raisons d’ordre économique ou, pour certaines d’entre elles, parce que leur état de santé leur a fermé les portes des compagnies d’assurances. En Europe, où la couverture médicale est perçue comme l’un des droits fondamentaux de tout citoyen, quelle que soit sa position sociale ou son état de santé, une telle situation serait jugée intolérable. Personne n’admettrait l’insignifiance de l’aide publique à destination des malades et des pauvres, pas plus que la faiblesse des crédits alloués aux services publics, qu’il s’agisse de la santé ou de l’éducation, considérés comme des fonctions naturelles de l’État providence à travers l’Europe.

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, page 137

« Le destin des vérités nouvelles, écrivait T. H. Huxley dans Science et culture, est de commencer en hérésie et de finir en superstitions. » Dans l’histoire de la pensée économique, la notion de marché a suivi cette trajectoire. Il fut un temps – pas si lointain – où tout jeune économiste « connaissait » les limites du marché, et où les manuels, quels qu’en fussent les auteurs, reproduisaient la même liste de « défauts » inhérents au système. La critique intellectuelle du mécanisme de marché a conduit à l’élaboration de méthodes d’organisation du monde radicalement différentes. Elles donnaient la part belle à une bureaucratie puissante et induisaient un niveau de charges fiscales insoutenable. Que ces orientations puissent se solder par des échecs plus graves que ceux imputés au marché ou qu’elles puissent être la cause de nouveaux problèmes, voilà des hypothèses dont on ne souciait guère.

Le climat intellectuel a changé au cours des dernières décennies. On prête aujourd’hui de telles vertus au marché qu’on ne pense même plus à lui demander des comptes. Quiconque s’obstine à mentionner ses défauts trahit un indécrottable passéisme, une inadaptation à l’esprit du temps : écoute-t-on encore les musiques des années 1920 sur des 78 tours? Un préjugé chasse l’autre. On tient pour hérésie la vérité d’hier et l’hérésie d’hier est la nouvelle superstition.

L’analyse critique des présupposés politico-économiques et des attitudes qui en découlent n’a jamais été aussi nécessaire. Le dogme du jour (en faveur d’une pure économie de marché) mérite d’être soumis à un examen scrupuleux dont résulte, selon moi, une remise en cause partielle. Il ne s’agit pas de retomber dans les folies d’hier et de nier l’importance – la nécessité vitale, même – du marché mais d’identifier les aspects les plus sensés de l’une et de l’autre approche. Par une prédisposition sans doute personnelle, mon illustre compatriote, Gautama Buddha, n’a cessé d’insister sur l’importance universelle d’une « voie moyenne » (sa réflexion au demeurant ne portait pas spécifiquement sur le mécanisme de marché). On peut, encore aujourd’hui, tirer parti de ses inlassables plaidoyers en faveur du « non-extrémisme », formulés voici deux mille cinq cents ans.

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, pages 153 à 154

Lorsque Adam Smith déplorait les obstacles au déploiement des marchés dans la Grande-Bretagne du XVIIIème siècle, il ne cherchait pas seulement à mettre en lumière les avantages sociaux du bon fonctionnement du marché, il dénonçait aussi l’influence déployée par certains groupes pour maintenir leurs rentes de situation et protéger leurs profits pléthoriques des effets de la concurrence. Décrire le fonctionnement du marché lui apparaissait comme le meilleur antidote aux arguments de ces groupes d’intérêts privés : ils voulaient restreindre le rôle de la concurrence, la doctrine d’Adam Smith allait miner leurs arguments.

Les limitations imposées au marché dont Adam Smith était l’adversaire résolu pourraient être qualifiées de pré-capitalistes. Ses critiques ne visaient pas l’intervention publique telle qu’elle apparaîtra plus tard dans les programmes de protection sociale impulsés par l’État-providence et qu’on ne rencontre, à son époque, que sous forme embryonnaire dans des législations telles que les lois sur les pauvres (Poor Laws) (1). Il n’avait pas non plus pour cible d’autres fonctions de l’État, telles que l’enseignement public, dont il était par ailleurs un fervent partisan (nous allons bientôt revenir sur ce point).

La plupart des limitations dont souffrent aujourd’hui les pays en voie de développement – ou même les pays prétendument socialistes d’hier – relèvent de cette même catégorie « précapitaliste ». Qu’il s’agisse des restrictions aux échanges sur le marché national ou international, du maintien de techniques ou de méthodes de production obsolètes dans des entreprises sous le contrôle de la « bourgeoisie protégée », on retrouve associées, par une analogie frappante, les plaidoyers au rouleau compresseur pour une concurrence restreinte et la défense des valeurs et des modes de pensée précapitalistes. Parmi les « radicaux » d’hier, aucun ne souscrivait aux thèses – généralement hostiles au marché – des maîtres-penseurs précapitalistes : pensons à Adam Smith, dont la pensée inspira nombre d’acteurs de la Révolution française ; à David Ricardo, qui s’opposa à Malthus quand celui-ci défendait la contribution productive des propriétaires terriens engourdis dans leur torpeur ou encore à Karl Marx, qui voyait dans le capitalisme concurrentiel le principal moteur du progrès pour son époque.

[…]

Anciens ou récents, les arguments visant à défendre une restriction généralisée de la concurrence doivent faire l’objet d’une critique ouverte et étayée. Comme cela va de soi, il est indispensable d’analyser, en parallèle, le pouvoir politique mis en œuvre concrètement par les groupes d’intérêt bénéficiaires de la limitation du commerce et des échanges. De nombreux auteurs estiment, à juste titre, que les plaidoyers en faveur de la limitation du marché doivent être jugés à la lumière des intérêts privés en jeu, et en montrant quelles rentes de situation sont perpétuées par le refus d’une économie concurrentielle. Comme le notait Vilfredo Pareto dans un développement célèbre, si « une certaine mesure A est cause de la perte d’un franc pour chaque individu d’un groupe de mille personnes, et d’un gain de mille francs pour un individu particulier, ce dernier déploiera une énergie importante, tandis que les premiers opposeront une faible résistance et il est probable qu’au bout du compte, c’est la personne qui s’efforce de défendre ses mille francs au moyen de A qui l’emportera (2) ». Dans notre monde, l’influence politique mise au service d’un bénéfice économique est un phénomène courant (3).

On ne peut s’opposer à cette influence en se contentant de résister aux groupes d’intérêts qui profitent des marchés captifs, ou en les « dénonçant » (pour employer une expression aujourd’hui désuète). Il est également indispensable de passer leurs arguments au crible. Il existe en économie une longue tradition critique sur ce thème. Elle remonte, au moins, à Adam Smith, qui désignait du doigt les coupables tout en démystifiant les thèses qui associaient limitation de la concurrence et progrès social. Adam Smith affirmait que les intérêts privés tendent à l’emporter en raison d’une « meilleure connaissance de leurs intérêts » (et non d’une meilleure connaissance de l’intérêt public). Il écrivait :

« L’intérêt des négociants cependant, dans toute branche du négoce ou de la manufacture, est toujours à quelque égard différent, voire opposé, à celui du public. Il est toujours dans l’intérêt du négociant d’élargir le marché et de restreindre la concurrence. Or il se trouve qu’élargir le marché est fréquemment compatible avec l’intérêt du public, mais que restreindre la concurrence dessert toujours celui-ci et ne saurait avoir d’autre fin que de permettre au négociant, élevant ses bénéfices bien au-delà de ce que ces derniers auraient naturellement dû être, de lever sur le reste de ses concitoyens, et à son seul bénéfice, une taxe absurde. Toute nouvelle loi ou réglementation commerciale visant à une telle fin devrait être accueillie avec une grande prudence, et ne jamais être adoptée avant que d’avoir été longuement et prudemment examinée de la plus scrupuleuse, mais aussi de la plus méfiante, des attentions (4). »

Pour peu qu’un débat ouvert s’instaure, les rentes de situation peuvent être remises en cause. Même dans le cas de figure imaginé par Pareto, lorsque le millier d’individus, lésés par une politique qui sert démesurément les intérêts d’un seul entrepreneur, prennent conscience de la réalité de la situation, alors une majorité conséquente d’entre eux ne manque pas de se faire entendre en opposition à cet intérêt particulier. C’est un terrain idéal pour poursuivre un débat public, dans lequel chacun ferait valoir ses arguments. Dans la confrontation démocratique ouverte, l’intérêt commun a les meilleures chances de s’imposer contre le plaidoyer, si bloquent fût-il, des représentants de coteries défendant leurs intérêts particuliers. Ici encore, comme dans d’autres domaines déjà explorés dans ce livre, le remède réside dans plus de liberté – en particulier, les libertés de débattre et de participer aux décisions politiques. Et il apparaît, une fois encore, que certains types de libertés (ici, la liberté politique) contribuent à l’établissement de libertés d’autres types (ici, l’ouverture économique).

(1) A. B. Atkinson, « On the Measurement of Inequality », Journal of Economic Theory 2 (1970) et Social Justice and Public Policy (Brighton, Wheatsheaf ; Cambridge, Mass., MIT Press, 1983). Voir aussi S. Ch. Kolm, “The Optimum Production of Social Justice”, in Public Economics (Londres, MacMillan, 1969) ; Amartya Sen, On Economic Inequality (Oxford, Clarendon Press, 1997) ; Charles Blackorby et David Donaldson, “A Theoretical Treatment of Indices of Absolute Inequality”, International Economic Review 21 (1980) et “Ethically Signifiant Ordinal Indexes of Relative Inequality”, Advances in Econometrics, volume 3 (Greenwich, Conn., JAI Press, 1984).

(2) Dans mon article « Inequality, Unemployment and Contemporary Europe », présenté à la conférence sur l’Europe sociale, à Lisbonne, organisée par la fondation Calouste Gulbenkian (5-7 mai 1997), publié in International Labour Review, 1997), j’ai discuté de cette différence et de son importance pour l’élaboration des politiques publiques en Europe. La valeur que les chômeurs attachent eux-mêmes à la perte de liberté et de capacité qui résulte de leur situation est analysé de façon lumineuse par Eric Schokkaert et L. Van Ootegem (avec des données belges) dans « Sen’s Concept of Living Standards Applied to the Belgian Unemployed », Recherches économiques de Louvain 56 (1990).

(3) Voir les références données dans mon « Inequality, Unemployment and Contemporary Europe » (1997). Sur les dommages psychologiques et sociaux du chômage, voir Robert Solow, « Mass Unemployment as a Social Problem », in Choice, Welfare and Development (Oxford, Clarendon Press, 1995) et A. Goldsmith, J.R. Veum et W. Darity Jr, « The Psychological Impact of Unemployment and Joblessness », Journal of Socio-Economics 25 (1996). Concernant les textes relatifs à l’« exclusion sociale », on trouvera une bonne introduction dans Gerry Rodgers, Charles Gore et J.B. Figueiredo, Social Exclusion : Rethoric, Reality, Responses (Genève, Institut international pour les études sur le travail, 1995) ; Charles Gore et al., Social Exclusion and Anti-Poverty Policy (Genève, Institut international pour les études sur le travail, 1997) ; Arjan de Haan et Simon Maxwell, « Poverty and Social Exclusion in North and South », Institute of Development Studies Bulletin 29 (janvier 1998).

(4) A. B. Atkinson, Lee Rainwater et Timothy Smeeding, Income Distribution in OECD Countries (Paris, OCDE, 1996).

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, pages 165 à 168

Le fonctionnement du marché ne donne pas la solution à tous les problèmes. Les pouvoirs considérables du mécanisme de marché doivent être complétés par la création des opportunités sociales élémentaires favorisant l’équité et la justice sociale.

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, page 192

Les démocraties les mieux établies enregistrent aussi des échecs, révélateur de pratiques inadéquates ou lacunaires. Les difficultés d’accès à la santé et à l’éducation dont pâtissent les Afro-Américains, par exemple, et l’état déplorable de l’environnement social dans lequel ils évoluent expliquent, pour une bonne part, le taux de mortalité extraordinairement élevé qu’ils connaissent (voir les chapitres I et IV), en dépit du caractère démocratique des institutions américaines. La démocratie crée un ensemble de possibilités – du moins est-ce un bon moyen de la percevoir – et la façon dont chacune de ces possibilités est mise en œuvre réclame une analyse particulière, prenant en compte la pratique effective des droits démocratiques et politiques. Dans cette perspective, la faible participation de l’ensemble du corps électoral, lors de toutes les consultations et de la population afro-américaine en particulier, tout comme d’autres signes d’apathie et d’aliénation ne sauraient être ignorés. La démocratie ne soigne pas les maux sociaux par simple ingestion, à la façon dont la quinine traite la malaria. Les malades doivent s’emparer des possibilités existantes s’ils veulent atteindre l’effet recherché. Il s’agit là, bien entendu, d’une règle élémentaire qui vaut pour toutes les libertés : elles dépendent de la façon dont elles sont exercées.

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, pages 208 et 209

À l’évidence, l’éventualité que la Chine accouche d’une économie de marché trépidante n’a jamais effleuré l’esprit du président Mao. Il n’a donc jamais envisagé – et nous n’en sommes pas surpris – que les programmes sociaux appliqués de son vivant allaient conditionner de façon aussi favorable la transition vers le marché. Et pourtant, nous pouvons identifier ici une interconnexion importante. Elle nous recentre sur la problématique des capacités qui nous guide tout au long de ce livre. Les changements sociaux évoqués dans cet exemple (alphabétisation, santé, réforme foncière) améliorent la capacité des individus de mener l’existence qu’ils souhaitent, en étant moins vulnérables. Mais on associe aussi ces capacités à l’amélioration de la productivité et de l’employabilité des personnes qui en bénéficient (en d’autres termes, on renforce ce qu’on appelle leur « capital humain »). Les interrelations entre capacités humaines en général et capital humain en particulier sont d’un ordre raisonnablement prévisible. Bien qu’il n’ait jamais été dans les intentions de Mao de faciliter la tâche de ses successeurs dans l’attente du jour où ils prendraient l’initiative de la transition vers l’économie de marché, un observateur, doté des outils d’analyse sociale idoines, aurait pu – même alors – appréhender la relation de cause à effet. Anticiper ces connexions et leur fonctionnement nous aide à réfléchir de façon sensée sur les organisations sociales et sur les véritables lignes de force qui orientent le changement et les évolutions.

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, page 341

Dans le monde contemporain, le capitalisme doit répondre à plusieurs grands défis : la question de l’inégalité (et, avant tout, l’existence d’une extrême pauvreté, dans le contexte d’une prospérité sans précédent), ou encore celle des « biens communs » (c’est-à-dire des biens partagés par tous, tels que l’environnement). La solution de ces problèmes exigera sans aucun doute la mise en place d’institutions extérieures à l’économie capitaliste de marché. Mais, dans une large mesure, les règles éthiques nécessaires à la prise en compte de ces problèmes ne condamneront pas le marché, ni son développement. La compatibilité du mécanisme de marché avec un large éventail de valeurs morales est une question importante, que l’on peut apprécier, bien au-delà des simples limites du mécanisme de marché en observant la création de dispositions institutionnelles nouvelles.

Amartya Sen, Un nouveau modèle économique, page 349 et 350

Quelqu’un demandait un jour à Bertrand Russell, athée convaincu, comment il réagirait s’il rencontrait Dieu, après sa mort. Le philosophe aurait alors répondu : « Je lui dirai : Dieu tout-puissant, pourquoi nous donnez-vous si peu de preuves de votre existence (1) ? Qui oserait affirmer, en effet, que le monde brutal dans lequel nous vivons est, en réalité, gouverné par la bienveillance universelle? Il est difficile de comprendre comment un ordre du monde fondé sur la compréhension mutuelle peut laisser place à un tel niveau de misère, de malnutrition et de désespoir, et comment des millions d’enfants, chaque année, sont condamnés à mourir par manque de nourriture, de soins médicaux ou l’aide sociale.

Les théologiens eux-mêmes se sont affrontés sur ce sujet qui hante les esprits depuis fort longtemps. Certains ont invoqué l’idée que Dieu aurait de bonnes raisons de nous soumettre aux épreuves et de nous laisser l’initiative. Je n’ai aucun titre à me prononcer sur les mérites théologiques de cette réponse. D’un point de vue intellectuel, elle me paraît toutefois satisfaire, parce qu’elle stipule qu’il revient aux individus de prendre en charge le développement et les changements du monde dans lequel ils vivent. C’est un principe que l’on peut accepter, quelles que soient les opinions religieuses que l’on professe. Nous vivons ensemble et nous partageons, au sens le plus général, le même sort : comment échapper alors à l’idée que les situations terribles que nous voyons autour de nous sont toutes, par définition, notre problème. Tout ce qui se produit est de notre responsabilité, quand bien même des responsabilités particulières peuvent être définies plus précisément.

Il en va de notre identité d’êtres humains de nous confronter aux réalités, de nous prononcer sur le cours des choses et de définir les tâches à accomplir. Doués de raison, nous avons la faculté de prendre en considération la vie d’autrui. Notre sens des responsabilités nous permet de reconnaitre nos torts (ce qui n’est pas rien), mais il nous pousse aussi à nous sentir concernés par les malheurs qui nous entourent et sur lesquels nos interventions peuvent avoir un effet. D’autres considérations entrent certes en ligne de compte, mais cette réalité est une dimension essentielle de notre existence sociale. Il ne s’agit pas, ici, du respect de règles définies qui guideraient notre comportement, mais de notre humanité commune et de sa prise en compte dans nos processus de décision (2).

(1) Isaiah Berlin m’a raconté l’anecdote. Je profite de cette occasion pour lui rendre hommage et rappeler combien m’ont été utiles ses critiques toujours bienveillantes, qui visaient mes notions rudimentaires de la liberté et de ses implications.

(2) Voir aussi mon « The Right Not to Be Hungry », in Contemporary Philosophy 2 (La Hague, Martinus Nijhoff, 1982); “Well-Being, Agency and Freedom : The Dewey Lectures 1984”, Journal of Philosophy 82 (avril 1985); “Individual Freedom and Social Commitment”, New York Review of Books, 16 juin 1990.

Amartya Sen

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