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La pilule rouge
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17 octobre 2015

Thomas Piketty

Thomas Pikkety

Thomas Piketty est un économiste français, directeur d'études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) ou il a eu son doctorat à l’âge de 22 ans et obtient le prix de la meilleure thèse de l'année 1993, décerné par l’Association française de sciences économiques. Il est spécialiste de l’étude des inégalités économiques, en particulier dans une perspective historique et comparative, et auteur du livre Le Capital au XXIème siècle (2013).

Il publie en 2001 une étude historique détaillée, Les hauts revenus en France au XXème  siècle. Inégalités et redistributions 1901-1998. Il a reçu en 2002 le prix du meilleur jeune économiste de France et en 2013 le prix Yrjö Jahnsson.

Pour le prix Nobel d'économie Paul Krugman, dont les propres thèses sont keynésiennes comme celles de Piketty, l'ouvrage est « le plus important de l'année — et peut-être de la décennie […]. Piketty a transformé notre discours économique. Nous ne parlerons plus jamais de richesse et d'inégalité de la même manière ».

 

 

Thomas Piketty - Le capital au XXIe siècle

 

Titre : Le capital au XXIème siècle

Auteur : Thomas Piketty

Genre : Économie

Date : 2013

Pages : 950

Éditeur : Éditions du Seuil

Collection : -

ISBN : 978-2-02-108228-9

 

 

« Ce livre change la manière de réfléchir sur la société et de faire de l’économie. » – Paul Krugman, Prix Nobel d’économie. L’étude la plus ambitieuse jamais entreprise sur les inégalités économiques au cours de l’histoire, par l’un des jeunes économistes français les plus renommés. Une étude monumentale et un livre-événement sur un sujet capital. Un intervenant incontournable des débats sur les inégalités et la redistribution des richesses, écouté au plus haut niveau politique et réputé internationalement. La répartition des richesses est l’une des questions les plus vives et les plus débattues aujourd’hui. Mais que sait-on vraiment de son évolution sur le long terme ? La dynamique de l’accumulation du capital engendre-t-elle inévitablement sa concentration toujours plus forte entre quelques mains, comme l’a pensé Marx au XIXème siècle ? Ou bien les forces équilibrantes de la croissance, de la concurrence et du progrès technique conduisent-elles spontanément à une réduction des inégalités et à une harmonieuse stabilisation dans les phases avancées du développement, comme l’a cru Kuznets au XXème siècle ? Ce livre tente de répondre à ces questions à partir de données historiques et comparatives beaucoup plus étendues que toutes les études antérieures. Parcourant trois siècles et plus de vingt pays, il offre une perspective inédite sur les tendances à l’œuvre et un cadre théorique renouvelé pour en comprendre les mécanismes. Dès lors que le taux de rendement du capital dépasse durablement le taux de croissance de la production et du revenu – ce qui était le cas jusqu’au XIXème siècle, et risque fort de redevenir la norme au XXIème siècle –, le capitalisme produit mécaniquement des inégalités insoutenables, arbitraires, remettant radicalement en cause les valeurs méritocratiques sur lesquelles se fondent nos sociétés démocratiques. Des moyens existent pour inverser cette tendance, tout en repoussant les replis nationalistes ou totalitaires, mais la voie est étroite. Quelques mois après sa parution en France, qui avait été accompagnée d’une couverture médiatique hors du commun pour un ouvrage en sciences humaines, le livre de Thomas Piketty, paru an anglais aux États-Unis au printemps 2014, suscite un engouement exceptionnel. En tête de la liste des best-sellers, il a été encensé par le prix Nobel d’économie Paul Krugman. L’auteur a même été reçu à la Maison-Blanche et au Ministère de l’économie des États-Unis.

 

L’inégalité n’est pas nécessairement mauvais en soi : la question centrale est de savoir si elle est justifiée, si elle a ses raisons.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siécle, Page 44

 

Les principaux résultats obtenus dans ce livre

Quels sont les principaux résulats auxquels m’ont conduit ces sources historiques inédites? La première conclusion est qu’il faut se méfier de tout déterminisme économique en cette matière : l’histoire de la répartition des richesses est toujours une histoire pronfondément politique et ne saurait se résumer à des mécanismes purement économiques. En particulier, la réduction des inégalités observée dans les pays développés entre les années 1900-1910 et les années 1950-1960 est avant tout le produit des guerres et des politiques publiques mises en place à la suite de ces chocs. De même, la remontée des inégalités depuis les annés 1970-1980 doit beaucoup aux retournements politiques des dernières décennies, notamment en matière fiscale et financière. L’histoire des inégalités dépend des représentations que se font les acteurs économiques, politiques, sociaux, de ce qui est juste et de ce qui ne l’est pas, des rapports de force entre ces acteurs, et des choix collectifs qui en découlent; elle est ce qu’en font tous les acteurs concernés.

La seconde conclusion, qui constitue le cœur de ce livre, est que la dynamique de la répartition des richesses met en jeu de puissants mécanismes poussant alternativement dans le sens de la convergence et de la divergence, et qu’il n’existe aucun processus naturel et spontané permettant d’éviter que les tendances déstabilisatrices et inégalitaires l’emportent durablement.

Commençons par les mécanismes poussant vers la convergence, c’est-à-dire allant dans le sens de la réduction et de la compression des inégalités. La principale force de convergence est le processus de diffusion des connaissances et d’investissement dans les qualifications et la formation. Le jeu de l’offre et de la demande ainsi que la mobilité du capital et du travail, qui en constitue une variante, peuvent  également œuvrer en ce sens, mais de façon moins forte, et souvent de façon ambiguë et contradictoire. Le processus de diffusion des connaissances et des compétences est le mécanisme central qui permet à la fois la croissance générale de la productivité et la réduction des inégalités, à l’intérieur des pays comme au niveau international, comme l’illustre le rattrapage actuel des pays riches par une bonne partie des pays pauvres et émergents, à commencer par la Chine. C’est en adoptant les modes de production et en atteignant les niveaux de qualification des pays riches que les pays moins développés rattrapent leur retard de productivité et font progresser leurs revenus. Ce processus de convergence technologique peut ëtre favorisé par l’ouverture commerciale, mais il s’agit fondamentalement d’un processus de diffusion des connaissances et de partage du savoir – bien public par excellence, et non d’un mécanisme de marché.

D’un point de vue strictement théorique, il existe potentiellement d’autres forces allant dans le sens d’une plus grande égalité. On peut par exemple penser que les techniques de production accordent une importance croissante au travail humain et aux compétences au cours de l’histoire, si bien que la part des revenus allant au travail s’élève tendanciellement (et que la part allant au capital diminue d’autant), hypothése que l’on pourrait appeler la « montée du capital humain ». Autrement dit la marche en avant vers la rationalité technicienne conduirait mécaniquement au triomphe du capital humain sur le capital financier et immobilier, des cadres méritants sur les actionnaires bedonnants, de la compétence sur la filiation. Par là même, les inégalités deviendraient naturellement plus méritocratiques et moins figées (si ce n’est moins fortes en niveau) au fil de l’histoire : la rationalité économique déboucherait mécaniquement sur la rationalité démocratique, en quelque sorte.

Une autre cryance optimiste très répandue dans nos sociétés modernes est l’idée selon laquelle l’allongement de la durée de la vie conduirait mécaniquement au remplacement de la « guerre des classes » par la « guerre des âges » (forme de conflit qui est somme toute beaucoup moins clivante pour une société, puisque chacun est tour à tour jeune et vieux). Autrement dit, l’accumulation et la répartition des patrimoines seraient aujourd’hui dominées non plus par un affrontement implacable entre des dynasties d’héritiers et des dynasties ne possédant que leur travail, mais bien plutôt par une logique d’épargne de cycle de vie : chacun accumule du patrinoine pour ses vieux jours. Le progrès médical et l’amélioration des conditions de vie auraient ainsi totalement transformé la nature même du capital.

Malheureusement, nous verrons que ces deux croyances optimistes (la « montée du capital humain », et le remplacement de la « guerre des classes » par la « guerre des âges ») sont en grande partie des illusions. Plus précisément, ces transformations – tout à fait plausibles d’un strict point de vue logique – ont partiellement eu lieu, mais dans des proportions beaucoup moins massives que ce que l’on imagine parfois. Il n’est pas sûr que la part du travail dans le revenu national ait progressé de façon véritablement significative sur très longue période : le capital (non humain) semble presque aussi indispensable au XXIème siècle qu’il l’était au XVIIIème ou au XIXème siècle, et on ne peut exclure qu’il le devienne encore davantage. De même, aujourd’hui comme hier, les inégalités patrimoniales sont à titre principal des inalités à l’intérieur de chaque groupe d’âge, et nous verrons que l’héritage n’est pas loin de retrouver en ce début de XXIème siècle l’importance qu’il avait à l’époque du Père Goriot. Sur longue période, la force principale poussant véritablement vers l’égalisation des conditions est la diffusion des connaissances et des qualifications.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siécle, Pages 47-49

 

Forces de convergence, forces de divergence

Or le fait central est que cette force égalisatrice, si importante soit-elle, notamment pour permettre la convergence entre pays, peut parfois être contrebalancée et dominée par de puissantes forces allant dans le sens contraire, celui de la divergence, c’est-à-dire de l’élargissement et de l’amplification des inégalités. De façon évidente, l’absence d’investissement adéquat dans la formation peut empêcher des groupes sociaux entiers de bénéficier de la croissance, ou même peut les conduire à se faire déclasser par de nouveaux venus, comme le montre parfois le rattrapage international actuellement à l’œuvre (les ouvriers chinois prennent la place des ouvriers américains et français, et ainsi de suite). Autrement dit, la principale force de convergence – la diffusion des connaissances – n’est qu’en partie naturelles et spontanée : elle dépend aussi pour une large part des politiques suivies en matière d’éducation et d’accès à la formation et à des qualifications adaptées, et des institutions mises en place dans ce domaine.

Dans le cadre de ce livre, nous allons mettre l’accent sur des forces de divergence plus inquiétantes encore, dans la mesure où elles peuvent se produire dans un monde où tous les investissements adéquats en compétence aurait été réalisé, et où toutes les conditions de l’efficacité de l’économie de marché – au sens des économistes – seraient en apparence réunies. Ces forces de divergence sont les suivantes : il s’agit d’une part du processus de décrochage des plus hautes rémunérations, dont nous allons voir qu’il peut être très massif, même s’il reste à ce jour relativement localisé; il s’agit d’autres part et surtout d’un ensemble de forces de divergence liées au processus d’accumulation et de concentration des patrimoines dans un monde caractérisé par une croissance faible et un rendement élevé du capital. Ce second processus est potentiellement plus déstabilisant que le premier, et constitue sans doute la principale menace pour la dynamique de la répartition des richesses à très long terme.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siécle, Pages 50-51

 

Lorsque le taux de rendement du capital dépasse significativement le taux de croissance – et nous verrons que cela a presque toujours été le cas dans l’histoire, tout du moins jusqu’au XIXème siècle , et que cela a de grandes chances de redevenir la norme au XXIème siècle –, cela implique mécaniquement que les patrimoines issus du passé se recapitalisent plus vite que le rythme de progression de la production et des revenus. Il suffit donc aux héritiers d’épargner une part limitée des revenus de leur capital pour que ce dernier s’accroisse plus vite que l’économie dans son ensemble. Dans ces conditions, il est presque inévitable que les patrimoines hérités dominent largement les patrimoines constitués au cours d’une vie de travail, et que la concentration du capital atteigne des niveaux extrêmement élevés, et poentiellement incompatibles avec les valeurs méritrocratiques et les principes du justice sociale qui sont au fondement de nos sociétés démocratiques modernes.

Cette force de divergence fondamentale peut en outre être renforcée par des mécanismes additionnels, par exemple si le taux d’épargne progresse fortement avec le niveau de richesse, et plus encore si le taux de rendement moyen effectivement obtenu est d’autant plus élevé que le capital initial est important (or nous verrons que cela semble être de plus en plus le cas). Le caractère imprévisible et arbitraire des rendements du capital et des formes d’enrichissement qui en découlent consitue également une forme de remise en cause de l’idéal méritocratique. Enfin, tous ces effets peuvent être aggravés par un mécanisme de type ricardien de divergence structurelle des prix immobiliers ou pétroliers.

Résumons. Le processus d’accumulation et de répartition des patrimoines contient en lui-même des forces puissantes poussant vers la divergence, ou tout du moins vers un niveau d’inégalité extrêment élevé. Il existe également des forces de convergence, qui peuvent fort bien l’emporter dans certains pays ou à certaines époques, mais les forces de divergence peuvent à tout moment prendre le dessus, comme cela semble être le cas en ce début de XXIème siècle, et comme le laisse présager l’abaissement probable de la croissance démographique et économique dans les décennies à venir.

Mes conclusions sont moins apocalyptiques que celles impliquées par le principe d’accumulation infinie et de divergence perpétuelle exprimé par Marx (dont la théorie repose implicitement sur une croissance rigoureusement nulle de la productivité à long terme). Dans le schéma proposé, la divergence n’est par perpétuelle, et elle n’est qu’un des avenirs possibles. Mais elles ne sont pas pour autant très réjouissantes. En particulier, il est important de souligner que l’inégalité fondamentale r > g, principale force de divergence dans notre schéma explicatif, n’a rien à voir avec une quelconque imperfection de marché, bien au contraire : plus le marché du capital est « parfait », au sens des économistes, plus elle a de chances d’être vérifiée. Il est possible d’imaginer des institutions et des politiques publiques permettant de contrer les effets de cette logique implacable – comme un impôt mondial et progressif sur le capital. Mais leur mise en place pose des problèmes considérables en termes de coordination internationale. Il est malheureusement probable que les réponses apportées seront en pratique beaucoup plus modeste et inefficaces, par exemple sous la forme de replis nationalistes de diverses natures.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 55 à 57

 

Pour résumer, l’expérience historique suggère que le principal mécanisme permettant la convergence entre pays est la diffusion les connaissances, au niveau international comme au niveau domestique. Autrement dit, les plus pauvres rattrapent les plus riches dans la mesure où ils parviennent à atteindre le même niveau de savoir technologique, de qualifications, d’éducation, et non pas en devenant la propriété des plus riches. Ce processus de diffusion des connaissances ne tombe pas du ciel : il est souvent accéléré par l’ouverture internationale et commerciale (l’autarcie ne facilite pas le transfert technologique), et surtout il dépend de la capacité des pays à mobiliser les financements et les institutions permettant d’investir massivement dans la formation de leur population, tout en garantissant un cadre légal prévisible pour les différents acteurs. Il est donc intimement lié au processus de construction d’une puissance publique légitime et efficace. Tels sont les principaux enseignements, rapidement résumés, qui ressortent de l’examen de l’évolution historique de la croissance mondiale et des inégalités entre pays.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 122 à 123

 

À partir des années 1990-2000, cependant, de nombreuses études mettent au jour la hausse significative de la part des profits et du capital dans le revenu national des pays riches depuis les années 1970-1980, et corrélativement la baisse importante de la part allant aux salaires et au travail. La thèse de la stabilité universelle s’en trouve remise en cause, et dans les années 2000 plusieurs rapports officiels publiés par l’OCDE et le FMI en viennent même à s’alerter du phénomène (preuve que l’interrogation devient sérieuse).

La nouveauté du travail proposé ici est qu’il s’agit, à ma connaissance, de la première tentative pour replacer dans un contexte historique plus large la question du partage capital-travail, et de la hausse récente de la part du capital, en mettant l’accent sur l’évolution du rapport capital/revenu depuis le XVIIIème jusqu’au début du XXIème siècle. L’exercice a certes ses limites, compte tenu des imperfections des sources historiques disponibles, mais il permet me semble-t-il de mieux cerner les enjeux et de renouveler l’étude de la question.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 348 à 349

 

Les caprices de la technologie

Récapitulons. La principale leçon de cette deuxième partie est sans doute qu’il n’existe aucune force naturelle réduisant nécessairement l’importance du capital et des revenus issus de la propriété du capital au cours de l’histoire. Dans les décennies de l’après-guerre, on s’est pris à penser que le triomphe du capital humain sur le capital au sens traditionnel, c’est-à-dire sur le capital terrien, immobilier et financier, était un processus naturel et irréversible, dû peut-être à la technologie et à des forces purement économique. À dire vrai, certains se disaient déjà que les forces proprement politiques étaient centrales. Nous confirmons pleinement ce point de vue. La marche en avant vers la rationalité économique et technologique n'implique pas nécessairement une marche en avant vers la rationalité démocratique et méritocratique. La raison principale en est simple : la technologie, de même que le marché, ne connaît ni limite ni morale. L'évolution technologique a certes entraîné des besoins de plus en plus importants en qualifications et en compétences humaines. Mais elle a également augmenté les besoins en bâtiments, en logements d'habitation, en bureaux, en équipements de toutes natures, en brevets, et pour finir la valeur totale de tous ces éléments de capital non humain - immobilier, professionnel, industriel, financier - a progressé presque aussi vite que la production et le revenu national sur longue période. De même, la masse des revenus rémunérant ces différentes formes de capital a progressé presque aussi vite que la masse des revenus du travail. Si l'on souhaite véritablement fonder un ordre social plus juste et rationnel, fondé sur l'utilité commune, il n'est pas suffisant de s'en remettre aux caprices de la technologie.

Pour résumer : la croissance moderne, qui est fondée sur la croissance de la productivité et la diffusion des connaissances, a permis d'éviter l'apocalypse marxiste et d'équilibrer le processus d'accumulation du capital. Mais elle n'a pas modifié les structures profondes du capital - ou tout du moins elle n'a pas véritablement réduit son importance macroéconomique relativement au travail. Il nous faut maintenant étudier s'il en va de même pour l'inégalité de la répartition des revenus et des patrimoines : dans quelle mesure les structures des inégalités, face au travail et face au capital, se sont-elles véritablement transformées depuis le XIXe siècle ?

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 370 à 371

 

Dans la deuxième partie de ce livre, nous avons étudié la dynamique du rapport capital! revenu au niveau de pays considérés dans leur ensemble, et du partage global du revenu national entre revenus du capital et revenus du travail, sans nous préoccuper directement de l'inégalité des revenus et de la propriété des patrimoines au niveau individuel. Nous avons notamment analysé l'importance des chocs de la période 1914-1945 pour comprendre les mouvements du rapport capital/revenu et du partage capital-travail au cours du XXe siècle, chocs dont l'Europe et le monde viennent tout juste de se remettre, d'où cette impression que le capitalisme patrimonial - si prospère en ce début de xx{ siècle - est une chose toute nouvelle, alors qu'il ne s'agit pour une large part que d'une répétition du passé, caractéristique d'un monde de croissance lente, comme celui du XIXe siècle. Il nous faut maintenant introduire explicitement dans cette troisième partie l'étude des inégalités et des répartitions au niveau individuel. Dans les prochains chapitres, nous verrons que les guerres mondiales et les politiques publiques qui en ont découlé ont également joué un rôle central dans le processus de réduction des inégalités au XXe siècle, qui n'a rien de naturel et de spontané, contrairement aux prédictions optimistes de la théorie de Kuznets. Nous verrons aussi que les inégalités sont fortement reparties à la hausse depuis les années 1970-1980, avec toutefois de fortes variations entre pays, ce qui suggère là encore un rôle central joué par les différences institutionnelles et politiques. Nous analyserons également l'évolution de l'importance relative de l'héritage et du revenu du travail dans le très long terme, d'un point de vue à la fois historique et théorique : d'où vient cette croyance diffuse selon laquelle la croissance moderne favoriserait naturellement le travail par rapport à l'héritage, la compétence par rapport à la naissance, et en est-on si sûr ? Enfin, dans le dernier chapitre de cette troisième partie, nous étudierons les perspectives d'évolution de la répartition des patrimoines au niveau mondial dans les décennies à venir : le XXIe siècle sera-t-il encore plus inégalitaire que le XIXe siècle, à moins qu'il ne le soit déjà? En quoi la structure des inégalités dans le monde d'aujourd'hui est-elle véritablement différente de celle en vigueur pendant la révolution industrielle ou dans les sociétés rurales traditionnelles ? La deuxième partie nous a déjà apporté quelques pistes, mais seule l'analyse de la structure des inégalités au niveau individuel nous permettra de répondre à cette question centrale.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 375 à 376

 

Nous allons voir que les chocs des années 1914-1945 ont joué un rôle essentiel dans la compression des inégalités au XXe siècle, et que ce phénomène n'a pas grand-chose à voir avec une évolution harmonieuse et spontanée. Nous verrons également que la hausse des inégalités depuis les années 1970-1980 met en jeu de très fortes variations entre pays, ce qui suggère là aussi que les facteurs institutionnels et politiques ont joué un rôle central.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 427

 

Pour résumer : la réduction des inégalités en France au XXe siècle se résume dans une large mesure à la chute des rentiers et à l'effondrement des très hauts revenus du capital. Aucun processus structurel de compression généralisée des inégalités - en particulier des inégalités face au travail - ne semble être à l'œuvre dans le long terme, contrairement aux prédictions optimistes de la théorie de Kuznets. Il s'agit là d'un enseignement fondamental concernant la dynamique historique de la répartition des richesses, sans doute la leçon la plus importante du XXe siècle, d'autant plus que l'on retrouve ces mêmes faits, avec de légères variations, dans l'ensemble des pays développés.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 431 à 432

 

Il faut ajouter à cela qu'un phénomène nouveau a débuté en France à partir de la fin des années 1990, à savoir un fort frémissement à la hausse des très hauts salaires, et en particulier des rémunérations des cadres dirigeants des grandes entreprises, et des rémunérations pratiquées dans la finance. Le phénomène demeure pour l'instant beaucoup moins massif qu'aux États-Unis, mais on aurait tort de le négliger. La part du centile supérieur de la hiérarchie des salaires, qui était inférieure à 6 % de la masse salariale totale pendant les années 1980-1990, s'est mise à progresser régulièrement à partir de la fin des années 1990 et du début des années 2000, et est en passe d'atteindre 7,5 %-8 % de la masse salariale à la fin des années 2000 et au début des années 2010. Il s'agit d'une progression de près de 30% en une dizaine d'années, ce qui est loin d'être négligeable. Si l'on monte plus haut encore dans la hiérarchie des salaires et des bonus, et si l'on étudie les 0,1 % ou les 0,01 % des salaires les plus élevés, on trouve des progressions plus fortes encore, avec des hausses de pouvoir d'achat supérieures à 50 % en dix ans. Dans un contexte de très faible croissance et de quasi-stagnation du pouvoir d'achat de la masse des salaires et des salariés, des évolutions aussi favorables n'ont pas manqué de susciter l'attention. Il s'agit de fait d'un phénomène radicalement nouveau, qui ne peut être correctement apprécié qu'en le mettant en perspective internationale.

Voir notamment les études de C. LANDAIS (« Les hauts revenus en France (1998-2006). Une explosion des inégalités?», PSE, 2007) et de O. Godechot (« Is finance responsible for the rise in wage inequality in France ? », Socio-Economic Review, 2012).

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 458 à 459

 

Depuis les années 1970-1980, on assiste à une explosion sans précédent des inégalités de revenus aux États-Unis. La part du décile supérieur est progressivement passée d'environ 30 %-35 % du revenu national dans les années 1970 à environ 45 %-50% dans les années 2000-2010, soit une hausse de près de 15 points de revenu national américain (voir graphique 8.5). L'allure de la courbe est assez impressionnante, et il est naturel de se demander jusqu'où une telle évolution peut aller : par exemple, si les choses continuent au même rythme, la part du décile supérieur dépassera les 60 % du revenu national d'ici à 2030.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 464

 

Nous venons de voir que la crise financière en tant que telle ne semble pas avoir d'impact sur la hausse structurelle des inégalités. Qu'en est-il de la causalité inverse ? Est-il possible que la hausse des inégalités américaines ait contribué au déclenchement de la crise financière de 2008 ? Compte tenu du fait que la part du décile supérieur dans le revenu national américain a connu deux sommets absolus au cours du siècle écoulé, l'un en 1928 (à la veille de la crise de 1929) et le second en 2007 (à la veille de la crise de 2008), il est difficile de ne pas se poser la question. De mon point de vue, il ne fait aucun doute que la hausse des inégalités a contribué à fragiliser le système financier américain. Pour une raison simple : la hausse des inégalités a eu pour conséquence une quasi-stagnation du pouvoir d'achat des classes populaires et moyennes aux États-Unis, ce qui n'a pu qu'accroître la tendance à un endettement croissant des ménages modestes ; d'autant plus que dans le même temps des crédits de plus en plus faciles et dérégulés leur étaient proposés par des banques et intermédiaires financiers peu scrupuleux, et désireux de trouver de bons rendements pour l'énorme épargne financière injectée dans le système par les catégories aisées (1).

À l'appui de cette thèse, il est important d'insister sur l'ampleur considérable du transfert de revenu national américain - de l'ordre de 15 points de revenu national - qui a eu lieu entre les 90 % les plus pauvres et les 10 % plus riches depuis les années 1970. Concrètement, si l'on cumule la croissance totale de l'économie américaine au cours des trente années précédant la crise, c'est-à-dire de 1977 à 2007, alors on constate que les 1 0 % les plus riches se sont approprié les trois quarts de cette croissance ; à eux seuls, les 1 % les plus riches ont absorbé près de 60 % de la croissance totale du revenu national américain sur cette période ; pour les 90 % restants, le taux de croissance du revenu moyen a été ainsi réduit à moins de 0,5 % par an 1 • Ces chiffres sont incontestables, et ils sont frappants : quoi que l'on puisse penser au fond de la légitimité des inégalités de revenus, ils méritent d'être examinés attentivement2• Il est difficile d'imaginer une économie et une société qui fonctionnent éternellement avec une divergence aussi extrême entre groupes sociaux.

 

(1) Cette thèse est de plus en plus largement admise. Elle est par exemple défendue par R. RANCIÈRE et M. KuMHOF (« Inequality, leverage and crises», IMF, 2010). Voir également le livre deR. RAJAN, Fault Lines, Princeton Universiy Press, 2010, qui sous-estime cependant l'importance de la progression de la part des hauts revenus dans le revenu national américain.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 468 à 470

 

Plusieurs points doivent être précisés. Tout d'abord, cette progression inédite des inégalités salariales ne semble pas avoir été compensée par une quelconque augmentation de la mobilité salariale à l'intérieur des carrières individuelles (1). Ceci est un point essentiel, dans la mesure où cet argument est souvent mentionné pour relativiser l'importance de la montée des inégalités. De fait, si chacun passe une partie de sa vie avec un très haut salaire (par exemple, si chacun passe une année dans le centile supérieur de la hiérarchie), une hausse du niveau des très hauts salaires n'implique pas nécessairement que les inégalités face au travail - mesurées sur l'ensemble de la vie - aient véritablement augmenté. L'argument de la mobilité, classique, est d'autant plus fort qu'il est souvent impossible à vérifier. Mais, en l'occurrence, les données administratives et fiscales américaines permettent de mesurer l'évolution de l'inégalité des salaires en tenant compte de la mobilité - c'est-à-dire en calculant les salaires moyens obtenus au niveau individuel sur de longues durées (dix, vingt, trente ans). On constate alors que la hausse des inégalités salariales est identique dans tous les cas, quelle que soit la durée de la période de référence choisie (2). Autrement dit, ni les serveurs de McDonald's, ni les ouvriers de Detroit, pas plus que les enseignants de Chicago ou les cadres moyens ou même supérieurs de Californie, ne passent une année de leur vie, chacun à tour de rôle, comme cadre dirigeant des grandes sociétés américaines. On aurait pu s'en douter, mais c'est toujours mieux de pouvoir le mesurer de façon systématique.

(1) Elle n'a pas davantage été compensée par une augmentation de la mobilité d'une génération sur l'autre, bien au contraire (nous reviendrons sur ce point dans la quatrième partie, chapitre 13).

(2) Voir W. KoPCZUK, E. SAEZ et J. SoNG, « Earnings inequality and mobility in the United States : evidence from social security data since 1937 )), Quarterly Journal if Economies, 2010.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 473 à 474

 

Examinons le cas américain. Des chercheurs ont comparé de façon systématique les deux évolutions suivantes entre 1890 et 2005 : d'une part, l'écart de salaire entre les diplômés de l'université et ceux qui se sont arrêtés en fin de lycée; d'autre part, le rythme de croissance du nombre de diplômés de l'université. Pour Goldin et Katz, la conclusion est sans appel : les deux courbes suivent des évolutions inverses l'une de l'autre. En particulier, l'écart salarial, qui diminuait assez régulièrement jusqu'aux années 1970, a subitement commencé à s'élargir à partir des années 1980, précisément au moment où pour la première fois le nombre de diplômés de l'université s'est mis à stagner, ou tout du moins à croître beaucoup moins vite que par le passé (1). Pour les deux chercheurs, aucun doute n'est permis : l'accroissement des inégalités salariales s'explique par le fait que les États-Unis n'ont pas suffisamment investi dans l'enseignement supérieur, ou plus précisément ont laissé une grande partie de la population en dehors de 1' effort de formation, en particulier du fait de droits d'inscription excessifs à la charge des familles. C'est en réinvestissant fortement dans la formation, et en garantissant l'accès du plus grand nombre à l'université, que l'on pourra inverser la tendance. Les enseignements des expériences françaises et américaines sont convergents et pointent dans la même direction. À long terme, la meilleure façon de réduire les inégalités face au travail, et également d'accroître la productivité moyenne de la main-d'œuvre et la croissance globale de l'économie, est sans aucun doute d'investir dans la formation. Si le pouvoir d'achat des salaires a été multiplié par cinq en un siècle, c'est parce que la progression des qualifications et les changements technologiques ont permis de multiplier la production par salarié par cinq. Sur longue période, il est évident que les forces de l'éducation et de la technologie sont déterminantes pour la formation des salaires. De même, si les États-Unis - ou la France - investissaient plus fortement et plus massivement dans les formations professionnelles et supérieures de qualité, et permettaient à de plus larges segments de la population d'y accéder, alors il s'agirait sans aucun doute de la politique la plus efficace visant à augmenter les salaires bas et moyens, et à diminuer la part du décile supérieur dans la masse salariale comme dans le revenu total. Tout laisse à penser que les pays scandinaves, dont nous avons noté qu'ils se caractérisaient par des inégalités salariales plus modérées qu'ailleurs, doivent en grande partie ce résultat au fait que leur système de formation est relativement égalitaire et inclusif. La question du mode de financement de l'éducation, et en particulier de la prise en charge des coûts de l'enseignement supérieur, est dans tous les pays une des questions les plus cruciales du siècle qui s'ouvre. Les données publiquement disponibles sur ces questions sont malheureusement extrêmement limitées, en particulier aux États-Unis et en France. Dans les deux pays, très attachés l'un et l'autre au rôle central de l'école et de la formation dans le processus de promotion sociale, les discours théoriques sur ces questions et sur la méritocratie tranchent singulièrement avec la réalité des origines sociales - souvent extrêmement favorisées - permettant d'accéder aux filières les plus prestigieuses.

(1) Voir C. GoLDIN et L. KATz, The Race Between Education and Technology : The Evolution of U. S. Educational Wage Differentiais, 1890-2005, Harvard University Press et NBER, 2010.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 485 à 486

 

Dans toutes les sociétés humaines, la santé et l'éducation ont une valeur en soi : pouvoir passer des années de vie en bonne santé, pouvoir accéder à la connaissance et à la culture scientifique et artistique constituent les objectifs mêmes de la civilisation.

(1) Dans le langage de la comptabilité nationale, les dépenses de santé et d'éducation sont considérées comme une consommation (une source de bien-être en soi), et non un investissement. Il s'agit là d'une raison supplémentaire expliquant pourquoi l'expression « capital humain » pose problème.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 487

 

[Au sujet de la fixation de la rémunération par les dirigeants]

En tout état de cause, compte tenu de l'impossibilité d'estimer précisément la contribution de chacun à la production de l'entreprise considérée, il est inévitable que les décisions issues de tels processus soient en grande partie arbitraires, et dépendent des rapports de force et des pouvoirs de négociation des uns et des autres. Il n'y a rien de désobligeant à supposer que les personnes se retrouvant en situation de fixer leur propre salaire ont naturellement tendance à avoir la main un peu lourde, ou tout du moins à se montrer plus optimistes que la moyenne quant à l'évaluation de leur productivité marginale. Tout cela est bien humain, surtout dans une situation où l'information est objectivement très imparfaite. Sans aller jusqu'à parler de la « main qui se sert dans la caisse », force est de constater que cette image est sans doute plus adaptée que celle de la « main invisible », métaphore du marché selon Adam Smith. En pratique, la main invisible n'existe pas, pas plus que la concurrence « pure et parfaite », et le marché s'incarne toujours dans des institutions spécifiques, comme des supérieurs hiérarchiques ou des comités de rémunérations.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 527

 

La force principale expliquant l'hyperconcentration patrimoniale observée dans les sociétés agraires traditionnelles, et dans une large mesure dans toutes les sociétés jusqu'à la Première Guerre mondiale (le cas des sociétés pionnières du Nouveau Monde est pour des raisons évidentes très particulier, et peu représentatif au niveau mondial et à très long terme), est liée au fait qu'il s'agit d'économies caractérisées par une faible croissance, et par un taux de rendement du capital nettement et durablement supérieur au taux de croissance.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 557 et 558

 

Résumons : le fait que la concentration de la propriété du capital soit en ce début de XXe siècle sensiblement plus faible dans les pays européens que ce qu'elle était à la Belle Époque est pour une large part la conséquence combinée d'événements accidentels (les chocs des années 1914-1945) et d'institutions spécifiques, en particulier dans le domaine de la fiscalité du capital et de ses revenus. Si ces institutions devaient être définitivement mises à mal, il existe un fort risque pour que resurgissent des inégalités patrimoniales proches de celles observées dans le passé, voire supérieures sous certaines conditions. Rien n'est certain en ce domaine, et pour aller plus loin dans cette direction il nous faut maintenant étudier plus directement la dynamique de l'héritage, puis la dynamique mondiale dans les patrimoines. Mais une conclusion apparaît d'ores et déjà clairement : il serait illusoire d'imaginer qu'il existe dans la structure de la croissance moderne, ou dans les lois de l'économie de marché, des forces de convergence menant naturellement à une réduction des inégalités patrimoniales ou à une harmonieuse stabilisation.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 598

 

Pour résumer : on hérite certes de plus en plus tard dans une société vieillissante, mais comme la richesse vieillit elle aussi cela tend à compenser cet effet. En ce sens, une société où l'on meurt de plus en plus vieux est très différente d'une société où l'on ne meurt plus du tout, et où l'héritage disparaît effectivement. L'allongement de la durée de la vie déplace l'ensemble des événements de la vie un peu plus loin - on étudie plus longtemps, on commence à travailler plus tard, et ainsi de suite pour l'héritage, le départ à la retraite, et l'âge au décès -, mais ne modifie pas nécessairement l'importance relative de l'héritage et des revenus du travail, ou tout du moins beaucoup moins que ce que l'on imagine parfois. Le fait d'hériter plus tardivement peut certes obliger plus souvent qu'autrefois à devoir choisir une profession. Mais cela est compensé par des montants hérités plus importants, d'autant plus qu'ils peuvent prendre la forme de donations anticipées. En tout état de cause, il s'agit davantage d'une différence de degré que de la rupture civilisationnelle parfois imaginée.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 620

 

Résumons : la force de divergence fondamentale sur laquelle nous mettons l'accent dans ce livre, que l'on peut résumer par l'inégalité r > g, n'a rien à voir avec une imperfection des marchés, et ne se réglera pas avec des marchés toujours plus libres et concurrentiels. L'idée selon laquelle la libre concurrence permet de mettre fin à la société de l'héritage et de conduire à un monde toujours plus méritocratique est une dangereuse illusion. L'avènement du suffrage universel, et la fin du cens électoral (qui au XIXe siècle restreignait le droit de vote aux personnes détenant suffisamment de patrimoine, typiquement les 1 % ou 2 % les plus riches en patrimoine dans les sociétés françaises et britanniques des années 1820-1840, c'est-à-dire approximativement les contribuables assujettis à l'impôt sur la fortune dans la France des années 2000-2010), a mis fin à la domination politique légale des détenteurs de patrimoine (1). Mais il n'a pas aboli, en tant que tel, les forces économiques susceptibles de conduire à une société de rentiers.

(1) En France, moins de 1 % des hommes adultes avaient le droit de vote sous la Restauration (90 000 électeurs sur 10 millions ; ce pourcentage est ensuite passé à 2% sous la monarchie de Juillet). Le cens était encore plus strict pour être éligible : moins de 0,2% des hommes adultes le franchissaient. Le suffrage universel masculin, brièvement introduit en 1793, s'applique à partir de 1848. Le Royaume-Uni comptait moins de 2% d'électeurs jusqu'en 1831, puis une série de réformes en 1831 et surtout en 186 7, 1884 et 1918 mirent graduellement fin aux exigences en termes de propriété minimale.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 675

 

Tous les éléments dont nous disposons laissent cependant à penser que les forces de divergence sont d'ores et déjà dominantes au sommet de la hiérarchie mondiale des patrimoines. Cela vaut non seulement pour les patrimoines des milliardaires du classement Forbes, mais sans doute également pour les patrimoines de l'ordre de 10 millions ou 100 millions d'euros. Or cela représente des masses beaucoup plus importantes de personnes et donc de fortunes : le groupe social constitué par le millime supérieur ( 4,5 millions de personnes détenant en moyenne de l'ordre de 10 millions d'euros) possède environ 20% du patrimoine mondial, ce qui est beaucoup plus substantiel que le 1 ,5 % détenu par les milliardaires de Forbes (1). Il est donc essentiel de bien comprendre l'ampleur du mécanisme de divergence susceptible d' affecter un tel groupe, ce qui dépend notamment de l'inégalité des rendements du capital à ce niveau de portefeuille. Cela déterminera si cette divergence au sommet est suffisamment forte pour l'emporter sur la force de rattrapage international. Le processus de divergence est-il massif uniquement au sein des milliardaires, ou bien l'est-il tout autant pour les groupes immédiatement inférieurs? Par exemple, si le millime supérieur bénéficie d'une croissance de son patrimoine de 6 % par an, alors que la progression du patrimoine moyen mondial n'est que de 2 % par an, cela impliquerait au bout de trente ans que sa part dans le capital de la planète aura plus que triplé. Le millime supérieur détiendrait alors plus de 60 % du patrimoine mondial, ce qui est assez difficile à concevoir dans le cadre des institutions politiques actuelles, sauf à imaginer un système répressif particulièrement efficace, ou bien un appareil de persuasion extrêmement puissant, ou les deux à la fois. Et si ce groupe bénéficie d'une croissance de son patrimoine de seulement 4% par an, il en résultera tout de même un quasi-doublement de sa part, qui passerait à près de 40 % du patrimoine mondial en l'espace de trente ans. Là encore, cela impliquerait que cette force de divergence au sommet de la hiérarchie l'emporte nettement sur les forces de rattrapage et de convergence au niveau mondial, si bien que la part du décile et du centile supérieurs augmente sensiblement, avec de fortes redistributions des classes moyennes et moyennes supérieures mondiales vers les très riches. Il est probable qu'un tel appauvrissement des classes moyennes susciterait de violentes réactions politiques. Il est bien sûr impossible à ce stade d'être certain qu'un tel scénario soit sur le point de se produire. Mais il est important de réaliser que l'inégalité r > g, doublée de l'inégalité du rendement du capital en fonction du niveau initial de la fortune, peut potentiellement conduire la dynamique mondiale de l'accumulation et de la répartition des patrimoines vers des trajectoires explosives et des spirales inégalitaires hors de tout contrôle. Comme nous allons le voir, seul un impôt progressif sur le capital prélevé au niveau mondial (ou tout du moins au niveau de zones économiques régionales suffisamment importantes, comme l'Europe ou l'Amérique du Nord) peut permettre de contrecarrer efficacement une telle dynamique.

(1) On peut estimer le patrimoine moyen du dix-millime supérieur (450 000 adultes sur 45 milliards) aux alentours de 50 millions d'euros, soit près de mille fois le patrimoine moyen mondial, et sa part dans le patrimoine mondial aux environs de 10 %.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 699 et 701

 

L'un des enseignements les plus frappants des classements Forbes est qu'au-delà d'un certain seuil toutes les fortunes – héritées ou entrepreneuriales – progressent à des rythmes extrêmement élevés, que le titulaire de la fortune en question exerce ou non une activité professionnelle. Il ne faut certes pas surestimer la précision des conclusions que l'on peut tirer de ces données, qui ne portent que sur un nombre réduit d'observations, et qui sont issues d'un processus de collecte relativement approximatif et parcellaire. Il n'en reste pas moins qu'il s'agit là d'un fait intéressant. Prenons un exemple particulièrement clair, tout en haut de la hiérarchie mondiale du capital. Entre 1990 et 2010, la fortune de Bill Gates – fondateur de Microsoft, leader mondial des systèmes d'exploitation, incarnation de la fortune entrepreneuriale, numéro un du classement Forbes pendant plus de dix ans - est passée de 4 milliards de dollars à 50 milliards de dollars (1). Dans le même temps, celle de Liliane Bettencourt - héritière de L'Oréal, leader mondial des cosmétiques fondé par son père Eugène Schueller, inventeur génial en 1907 de teintures pour cheveux promises à un grand avenir, à la façon de César Birotteau un siècle plus tôt - est passée de 2 milliards à 25 milliards de dollars, toujours selon Forbes (2). Dans les deux cas, cela correspond à une progression annuelle moyenne de plus de 13% par an entre 1990 et 2010, soit un rendement réel de l'ordre de 10%-11% par an, si l'on retire l'inflation. Autrement dit, Liliane Bettencourt n'a jamais travaillé, mais cela n'a pas empêché sa fortune de progresser exactement aussi vite que celle de Bill Gates l'inventeur, dont le patrimoine continue d'ailleurs de croître tout aussi rapidement depuis qu'il a cessé ses activités professionnelles. Une fois une fortune lancée, la dynamique patrimoniale suit sa logique propre, et un capital peut continuer de progresser à un rythme soutenu pendant des décennies, simplement du fait de sa taille. Il faut en particulier souligner qu'au-delà d'un certain seuil les effets de taille, liés notamment aux économies d'échelle dans la gestion du portefeuille et dans la prise de risque, sont renforcés par le fait que le patrimoine peut se recapitaliser presque intégralement. Avec un patrimoine d'un tel niveau, le train de vie du détenteur absorbe au maximum quelques dixièmes de pourcents du capital chaque année, et la quasitotalité du rendement peut donc être réinvestie (3). Il s'agit là d'un mécanisme économique élémentaire, mais néanmoins important, et dont on sous-estime trop souvent les conséquences redoutables pour la dynamique à long terme de l'accumulation et de la répartition des patrimoines. L'argent tend parfois à se reproduire tout seul. Cette réalité crue n'avait pas échappé à Balzac, par exemple quand il fait le récit de l'irrésistible ascension patrimoniale de l'ex-ouvrier vermicellier : « Le citoyen Goriot amassa les capitaux qui plus tard lui servirent à faire son commerce avec toute la supériorité que donne une grande masse d'argent à celui qui la possède (4). On peut également noter que Steve Jobs, qui plus encore que Bill Gates incarne dans l'imaginaire collectif le symbole de l'entrepreneur sympathique et de la fortune méritée, ne possédait en 2011, au sommet de sa gloire et des cours boursiers de sa société Apple, qu'à peine 8 milliards de dollars, soit six fois moins que le fondateur de Microsoft (pourtant moins inventif que le fondateur d'Apple, d'après de nombreux observateurs), et trois fois moins que Liliane Bettencourt. Dans les classements Forbes, on trouve des dizaines d'héritiers plus riches que Jobs. De toute évidence, la fortune n'est pas qu'affaire de mérite. Cela s'explique notamment par le fait que les patrimoines hérités parviennent souvent à obtenir un rendement très élevé du simple fait de leur taille initiale.

(1) Bill Gates a été numéro un du classement Forbes de 1995 à 2007, avant de laisser sa place à Warren Buffet en 2008-2009, puis à Carlos Slim depuis 2010 jusqu'à 2013.

(2) Les premières teintures inventées en 1907 furent nommées « L'Auréale», du nom d'une coiffure féminine à la mode à l'époque et rappelant une auréole, et conduisirent à la création en 1909 de la Société française de teintures inoffensives pour cheveux, qui allait devenir, après la création de multiples autres marques (comme Monsavon en 1920) la société L'Oréal en 1936. La correspondance avec César Birotteau, qui dans l'imagination de Balzac fit fortune en inventant l'Eau carminative et la Double Pâte des sultanes au début du xrxe siècle, est frappante.

(3) Avec un capital de 10 milliards d'euros, il suffit de consacrer l'équivalent de 0,1 % du capital à la consommation pour financer un train de vie de 10 millions d'euros. Si le rendement obtenu est de 5 %, cela signifie que le taux d'épargne sur ce rendement est de 98 % ; il passe à 99 % si le rendement est de 10%; dans tous les cas, la consommation est insignifiante.

(4) Voir H. DE BALZAC, Le Père Goriot, op. cit., p. 105-109.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 701 et 703

 

En tout état de cause, il me semble urgent d'aller au-delà de ce débat souvent caricatural autour du mérite et de la fortune, qui me paraît mal formulé. Personne ne nie l'importance d'avoir dans une société des entrepreneurs, des inventions et des innovations - et il y en avait bien sûr beaucoup à la Belle Époque, par exemple dans l'automobile, le cinéma, l'électricité, tout comme aujourd'hui. Simplement, l'argument entrepreneurial ne permet pas de justifier toutes les inégalités patrimoniales, aussi extrêmes soient-elles, sans souci pour les faits. Le problème est que l'inégalité r > g, doublée de l'inégalité des rendements en fonction de la taille du capital initial, conduit souvent à une concentration excessive et pérenne du patrimoine : si justifiées soient-elles au départ, les fortunes se multiplient et se perpétuent parfois au-delà de toute limite et de toute justification rationnelle possible en termes d'utilité sociale.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 708

 

La politique pragmatique qui a suivi la crise de 2008 a sans doute permis d'éviter le pire, mais elle n'a pas véritablement apporté de réponse durable aux problèmes structurels qui l'ont rendue possible, en particulier le manque criant de transparence financière et la montée des inégalités. La crise de 2008 apparaît comme la première crise du capitalisme patrimonial mondialisé du XXe siècle. Il est peu probable que ce soit la dernière.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 754

 

Si l'on ajoute le coût des assurances privées, le système de santé américain est de très loin le plus cher du monde (près de 20 % du revenu national, contre 10%-12% en Europe), alors même qu'une part importante de la population n'est pas couverte et que les indicateurs sanitaires sont plutôt moins bons qu'en Europe. Quels que soient leurs défauts, il ne fait aucun doute que les systèmes publics universels d'assurance maladie offrent un meilleur rapport coût-bénéfice que le système américain.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 762, note 4

 

Avec l'accès à l'éducation et à la santé, il s'agit de la troisième révolution sociale fondamentale qu'a permis de financer la révolution fiscale du XXe siècle.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 764

 

Environ 1% de la population adulte américaine est derrière les barreaux en 2013. Ce taux moyen d'incarcération est le plus élevé du monde Qégèrement devant la Russie, loin devant la Chine). Il dépasse les 5% pour les hommes noirs adultes (tous âges confondus).

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 765, note 2

 

La redistribution moderne ne consiste pas à transférer des richesses des riches vers les pauvres, ou tout du moins pas d'une façon aussi explicite. Elle consiste à financer des services publics et des revenus de remplacement plus ou moins égaux pour tous, notamment dans le domaine de l'éducation, de la santé et des retraites. Dans ce dernier cas, le principe d'égalité s'exprime par une quasi-proportionnalité au salaire obtenu pendant la vie active (1). Pour ce qui concerne l'éducation et la santé, il s'agit d'une véritable égalité d'accès pour chacun, quel que soit son revenu ou celui de ses parents, tout du moins au niveau des principes. La redistribution moderne est construite autour d'une logique de droits et d'un principe d'égalité d'accès à un certain nombre de biens jugés fondamentaux. Si l'on se place à un niveau relativement abstrait, on peut trouver des justifications pour cette approche en termes de droits dans différentes traditions politiques et philosophiques nationales. Le préambule de la Déclaration d'indépendance américaine de 177 6 commence par affirmer le droit égal de chacun à la poursuite du bonheur (2). Dans la mesure où l'éducation et la santé y participent, on peut rattacher ces droits sociaux modernes à ce propos liminaire, avec un peu d'imagination toutefois, car leur réalisation a été longue. L'article premier de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 annonce également : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » et apporte immédiatement la précision suivante : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. » Il s'agit là d'une addition importante : l'existence d'inégalités bien réelles est évoquée dès la seconde phrase, après que la première a affirmé le principe d'égalité absolue. Telle est bien en effet la tension centrale derrière toute approche en termes de droits : jusqu'où doit aller l'égalité des droits ? S'agit-il uniquement du droit de pouvoir contracter librement, l'égalité face au marché, ce qui à l'époque de la Révolution française semblait déjà tout à fait révolutionnaire ? Et si l'on inclut l'égalité du droit à l'éducation, à la santé, à la retraite, comme on a commencé à le faire avec l'État social mis en place au XXe siècle, doit-on aussi inclure aujourd'hui le droit à la culture, au logement, au voyage ? La seconde phrase de l'article premier de la Déclaration des droits de 1789 a le mérite de fournir une réponse possible à cette question, puisqu'elle renverse en quelque sorte la charge de la preuve : l'égalité est la norme, l'inégalité n'est acceptable que si elle est fondée sur « l'utilité commune ». Encore faut-il définir ce terme. Les rédacteurs de l'époque visent avant tout l'abolition des ordres et privilèges de l'Ancien Régime, qui apparaissent alors comme l'exemple même de l'inégalité arbitraire, inutile, qui n'est donc pas dans « l'utilité commune ». Mais on peut choisir de l'appliquer de façon plus large. Une interprétation raisonnable est que les inégalités sociales ne sont acceptables que si elles sont dans l'intérêt de tous, et en particulier des groupes sociaux les plus désavantagés (3). Il faut donc étendre les droits fondamentaux et les avantages matériels accessibles à tous autant qu'il est possible, tant que cela est dans l'intérêt de ceux qui ont le moins de droits et qui font face aux opportunités de vie les moins étendues (4). Le « principe de différence » introduit par le philosophe américain John Rawls dans sa Théorie de la justice énonce un objectif peu éloigné (5). L'approche de l'économiste indien Amartya Sen en termes de « capabilités » maximales et égales pour tous relève d'une logique qui n'est pas très différente (6).

(1) Avec les variations entre pays décrites plus haut.

(2) « We hold these truths to be self-evident, that ali men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that among these are Life, Liberty and the pursuit of Happiness ; that to secure these rights, Governments are instituted among Men, deriving their just powers from the consent cif the governed. »

(3) Il existe des débats interminables sur cette notion d'« utilité commune », dont l'examen dépasserait de beaucoup le cadre de ce livre. Ce qui est certain, c'est que les rédacteurs de la Déclaration de 1789 n'avaient pas du tout à l'esprit l'utilitarisme au sens d'une bonne partie des économistes depuis John Stuart Mill, c'est-à-dire la somme mathématique des utilités individuelles (la fonction d'utilité étant supposée « concave » - elle croît de moins en moins fortement à mesure que le revenu s'élève-, la redistribution des riches vers les pauvres permet d'augmenter l'utilité totale). Cette représentation mathématique du caractère désirable de la redistribution ne semble entretenir que peu de relation avec la façon dont tout un chacun se représente la question. La notion de droit paraît plus opérante.

(4) Il paraît raisonnable de définir les plus désavantagés comme les personnes qui ont eu à faire face aux facteurs non contrôlables les plus défavorables. Dans la mesure où l'inégalité des conditions de vie est due, au moins en partie, à des facteurs que les individus ne contrôlent pas, comme l'inégalité des dotations transmises par la famille (héritage, capital culturel, etc.) ou par la bonne fortune (dons particuliers, chance, etc.), alors il est juste que la puissance publique cherche également à réduire autant que possible ces inégalités de conditions. La frontière entre égalisation des opportunités et des conditions est souvent assez poreuse (l'éducation, la santé, le revenu sont à la fois opportunités et conditions). La notion rawlsienne de biens fondamentaux permet de dépasser cette opposition factice.

(5) « Social and economie inequalities are to be to the greatest beniftt of the least advantaged members of society. » La formulation de 1971 a été reprise dans Political Liberalism, publié en 1993.

(6) Ces approches principalement théoriques ont été récemment prolongées par Marc Fleurbaey et John Roemer, avec quelques tentatives d'applications empiriques.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 766 à 768

 

Les institutions éducatives permettent-elles la mobilité sociale?

Dans tous les pays, sur tous les continents, l'un des principaux objectifs des institutions éducatives et des dépenses publiques d'éducation est de permettre une certaine mobilité sociale. L'objectif revendiqué est que chacun puisse avoir accès à la formation, quelles que soient ses origines sociales. Dans quelle mesure les institutions existantes remplissent-elles réellement cet objectif? […] Le résultat le plus clairement établi dans ce domaine de recherche est le fait que la reproduction intergénérationnelle est la plus faible dans les pays nordiques et qu'elle est la plus élevée aux États-Unis (avec un coefficient de corrélation deux-trois fois plus élevé outre-Atlantique qu'en Suède). La France, l'Allemagne et le Royaume-Uni sont apparemment dans une situation intermédiaire, moins mobiles que l'Europe du Nord, mais plus mobiles que les États-Unis (1). Ces résultats contrastent singulièrement avec la croyance dans l' « exceptionnalisme américain >> qui a longtemps imprégné la sociologie outre-Atlantique, et selon laquelle les États-Unis se caractériseraient par une mobilité sociale exceptionnellement forte par comparaison aux sociétés de classe à l'européenne. Sans doute la société de colons était-elle plus mobile au début du XIXe siècle. Nous avons également noté que l'héritage était historiquement plus faible aux États-Unis, et que la concentration patrimoniale a également longtemps été plus réduite qu'en Europe, tout du moins jusqu'à la Première Guerre mondiale. Mais au XXe siècle, et au début du XXIe, toutes les données disponibles suggèrent que la mobilité sociale est au final plus faible aux ÉtatsUnis qu'en Europe. Ces résultats peuvent s'expliquer, au moins en partie, par le fait que l'accès à l'enseignement supérieur, ou tout du moins aux universités les plus élitistes, nécessite aux États-Unis le paiement de droits d'inscription qui sont souvent extrêmement élevés. Compte tenu de la très forte augmentation de ces droits dans les universités américaines au cours des années 1990-2010, progression qui a d'ailleurs suivi d'assez près celle des revenus américains les plus élevés, tout laisse à penser que les indicateurs de reproduction intergénérationnelle observés aux États-Unis dans le passé vont encore s'aggraver pour les générations à venir (2). La question de l'inégalité d'accès à l'enseignement supérieur devient d'ailleurs de plus en plus un sujet de débat outre-Atlantique. En particulier, des travaux récents ont montré que la proportion de diplômés stagnait autour de 10 %-20 % parmi les enfants dont les parents appartiennent aux deux quartiles les plus pauvres de la hiérarchie des revenus, alors qu'elle était passée entre 1970 et 2010 de 40 % à 80 % pour les enfants du quartile le plus élevé Oes 25% les plus riches) (3). Autrement dit, le revenu des parents est devenu un prédicteur presque parfait de l'accès à l'université.

(1) Le coefficient descend à 0,2-0,3 en Suède ou en Finlande et monte jusqu'à 0,5-0,6 aux États-Unis. Le Royaume-Uni (0,4-0,5) paraît plus proche des États-Unis, mais les écarts avec l'Allemagne et la France (0,4) ne sont pas toujours significatifs. Sur ces comparaisons internationales de coefficient de corrélation intergénérationnelle des revenus du travail (qui sont également confirmées par les corrélations entre jumeaux), voir notamment les travaux de Markus Jantti. Voir annexe technique.

(2) Les droits d'inscription sont de 54 000 dollars par an pour un undergraduate à Harvard en 2012-2013, en incluant la chambre et divers frais (dont 38 000 dollars pour les tuitions au sens strict). Certaines universités sont plus chères que Harvard, qui bénéficie des revenus élevés de sa dotation (voir chapitre 12).

(3) Voir G. DuNCAN et R. MuRNANE, Whither Opportunity? Rising Inequality, Schools, and Children's Life Chances, Russel Sage Foundation, 2011 (voir en particulier chapitre 6). Voir annexe technique.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 774 à 777

 

Si l'on examine l'évolution du taux de prélèvement dans les pays les plus pauvres de la planète depuis les années 1970-1980, on constate des niveaux extrêmement bas de prélèvements publics, généralement compris entre 10 % et 15 % du revenu national, aussi bien en Afrique subsaharienne qu'en Asie du Sud (en particulier en Inde). Si l'on considère les pays de niveau de développement intermédiaire, en Amérique latine, en Afrique du Nord ou en Chine, on observe des taux de prélèvement compris entre 15 % et 20 % du revenu national, inférieurs à ceux observés dans les pays riches aux mêmes niveaux de développement. Le plus frappant est que l'écart avec les pays riches a continué de se creuser au cours des dernières décennies. Alors que le taux de prélèvement moyen dans les pays riches a poursuivi sa progression avant de se stabiliser (de 30 %-35 % au début des années 1970 à 35 %-40 % depuis les années 1980-1990), celui observé dans les pays pauvres et intermédiaires s'est abaissé de façon significative. En Afrique subsaharienne et en Asie du Sud, le taux de prélèvement moyen était légèrement inférieur à 15% dans les années 1970 et au début des années 1980, et il est tombé à guère plus de 10% dans les années 1990-2000. Cette évolution est préoccupante, dans la mesure où le processus de construction d'un État fiscal et social a été dans tous les pays aujourd'hui développés un élément essentiel du processus de modernisation et de développement. Toutes les expériences historiques suggèrent qu'avec 10 %-15% du revenu national en recettes fiscales il est impossible d'aller très au-delà des fonctions régaliennes traditionnelles : si l'on veut faire fonctionner correctement la police et la justice, il ne reste pas grand-chose pour financer l'éducation et la santé. L'autre choix possible est de mal payer tout le monde, policiers, juges, instituteurs, infirmières, auquel cas il est probable qu'aucun de ces services publics ne fonctionnera correctement. Cela peut conduire à un cercle vicieux, dans la mesure où la médiocrité des services publics contribue à miner la confiance en l'État, ce qui en retour rend plus compliquée la mobilisation de recettes fiscales significatives. Le développement d'un État fiscal et social est intimement lié au processus de construction de l'État tout court. Il s'agit donc d'une histoire éminemment politique et culturelle, intimement liée aux spécificités de chaque histoire nationale et aux clivages propres à chaque pays. Dans le cas présent, il semblerait cependant que les pays riches et les organisations internationales portent une certaine responsabilité. La situation initiale n'était déjà pas très bonne : le processus de décolonisation a donné lieu dans les années 1950-1970 à des périodes politiques relativement chaotiques, marquées suivant les pays par des guerres d'indépendance avec l'ex-puissance colonisatrice, des frontières plus ou moins arbitraires, des tensions militaires liées à la guerre froide, ou encore des expériences socialistes généralement peu concluantes, parfois par un mélange de tout cela. Par ailleurs, à partir des années 1980-1990, la nouvelle vague ultralibérale venue des pays développés impose aux pays pauvres des coupes dans les secteurs publics et place au dernier rang des priorités la construction d'un système fiscal propice au développement. Une recherche récente très détaillée a démontré que la chute des recettes fiscales observée dans les pays les plus pauvres au cours des années 1980-1990 s'explique pour une large part par l'effondrement des droits de douane, qui dans les années 1970 rapportaient de l'ordre de 5% du revenu national. La libéralisation des échanges n'est certes pas nécessairement mauvaise en soi - mais à condition que cela ne soit pas brutalement imposé de l'extérieur, et surtout que l'on prenne en compte le fait que cela doit être graduellement compensé par le développement d'une administration fiscale capable de prélever d'autres impôts et de trouver des recettes de substitution. Les pays aujourd'hui développés, qui ont réduit leurs droits de douane à leur rythme tout au long du XIXe et du XXe siècle, à mesure que cela leur semblait utile et qu'ils savaient comment les remplacer, n'avaient fort heureusement personne pour leur expliquer ce qu'ils devaient faire (1). Cet épisode illustre un phénomène plus général, à savoir la tendance des pays riches à utiliser les pays moins développés comme un champ d'expérimentation, sans véritablement chercher à tirer parti des enseignements de leur propre expérience historique (2). On observe actuellement une grande diversité de tendances à l'œuvre dans les pays pauvres et émergents. Certains, comme la Chine, sont relativement avancés dans la modernisation de leur système fiscal, avec en particulier un impôt sur le revenu concernant une part importante de la population et rapportant des recettes substantielles. Un État social, du type de ceux observés dans les pays développés européens, américains et asiatiques, est peut-être en cours de construction (avec ses spécificités, et avec évidemment de grandes incertitudes quand à ses soubassements politiques et démocratiques). D'autres pays, comme l'Inde, ont beaucoup plus de mal à s'extraire d'un équilibre caractérisé par un très faible taux de prélèvement (3). Dans tous les cas, la question du développement d'un État fiscal et social dans le monde émergent revêt une importance capitale pour l'avenir de la planète.

(1) Nous résumons ici les principaux résultats obtenus par J. CAGÉ et L. GADENNE, «The fiscal cost of trade liberalization », Harvard et PSE, 2012 (voir en particulier Figure 1).

(2) Certains problèmes d'organisation des services de santé et d'éducation qui se posent actuellement dans les pays pauvres sont tout à fait spécifiques et ne peuvent pas véritablement s'appuyer sur les expériences passées des pays aujourd'hui développés (on pense par exemple aux problèmes liés à l'épidémie du sida), auquel cas des expérimentations nouvelles, éventuellement de type aléatoire, peuvent parfaitement se justifier. Voir par exemple A. BARNERJEE etE. DuFLO, Repenser la pauvreté, Seuil, 2012. Il me semble toutefois qu'en règle générale l'économie du développement tend à négliger les expériences historiques réelles, ce qui en l'occurrence conduit à sousestimer le fait qu'il est difficile de développer un État social efficace avec des recettes fiscales dérisoires. L'une des difficultés centrales tient évidemment au passé colonial (l'expérimentation aléatoire offre un terrain plus neutre).

(3) Voir N. QIAN, T. PIKETTY, « Income inequality and progressive income taxation in China and India: 1986-2015 », American Economic Journal : Applied Economies, 2009. La différence entre les deux pays est étroitement liée à la plus grande salarisation de la main-d'œuvre chinoise. L'expérience historique démontre que la construction d'un État fiscal et social et le développement d'un statut salarial vont souvent de pair.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 788 à 791

 

Il serait erroné, cependant, d'en conclure que la progressivité fiscale ne joue qu'un rôle limité dans la redistribution moderne. Tout d'abord, même si le prélèvement est globalement assez proche de la proportionnalité pour la majorité de la population, le fait que le taux s'élève sensiblement - ou au contraire s'abaisse nettement - pour les revenus ou les patrimoines les plus élevés peut avoir un impact dynamique très important sur la structure d'ensemble des inégalités. En particulier, tout semble indiquer que la progressivité fiscale au sommet de la hiérarchie des revenus et des successions explique en partie pourquoi la concentration des patrimoines, à l'issue des chocs des années 1914-1945, n'a jamais totalement retrouvé son niveau astronomique de la Belle Époque. À l'inverse, l'abaissement spectaculaire de la progressivité sur les hauts revenus aux États-Unis et au Royaume-Uni depuis les années 1970-1980, alors même que ces deux pays avaient été le plus loin dans cette direction dans l'après- guerre, explique sans doute pour une large part l'envol des très hautes rémunérations. Dans le même temps, la montée de la concurrence fiscale au cours des dernières décennies, dans un contexte de libre circulation des capitaux, a conduit à un développement sans précédent des régimes dérogatoires concernant les revenus du capital, qui un peu partout dans le monde échappent désormais en grande partie au barème progressif de l'impôt sur le revenu. Cela concerne notamment l'espace européen, morcelé entre des États de petite taille qui se sont montrés incapables jusqu'à présent de développer un minimum de coordination en matière fiscale. Il en résulte une course-poursuite sans fin pour réduire notamment l'impôt sur les bénéfices des sociétés et pour exempter les intérêts, dividendes et autres revenus financiers du régime d'imposition de droit commun auquel sont soumis les revenus du travail. La conséquence est que le prélèvement fiscal est aujourd'hui devenu régressif au sommet de la hiérarchie des revenus dans la plupart des pays, ou est en passe de le devenir. Par exemple, une estimation détaillée faite pour la France de 2010, prenant en compte la totalité des prélèvements obligatoires et les attribuant au niveau individuel en fonction des revenus et des patrimoines détenus par les uns et les autres, aboutit au résultat suivant. Le taux global d'imposition (47% du revenu national en moyenne dans cette estimation) est d'environ 40 %-45% au sein des 50% des personnes disposant des revenus les plus faibles, puis passe à environ 45 %-50 % parmi les 40 % suivants, avant de se mettre à décliner au sein des 5 % des revenus les plus élevés, et surtout des 1 % les plus riches, avec à peine 35 % au niveau des 0,1 % les plus aisés. Pour les plus pauvres, les taux d'imposition élevés s'expliquent par l'importance des impôts sur la consommation et des cotisations sociales (qui au total représentent les trois quarts des prélèvements en France). La légère progressivité observée à mesure que l'on s'élève dans les classes moyennes s'explique par la montée en puissance de l'impôt sur le revenu. À l'inverse, la nette régressivité constatée au sein des centiles supérieurs s'explique par l'importance prise par les revenus du capital et par le fait qu'ils échappent largement au barème progressif, ce que ne peuvent totalement compenser les impôts pesant sur le stock de capital (qui sont de loin les plus progressifs (1). Tout laisse à penser que cette courbe en cloche se retrouverait également dans les autres pays européens (et probablement aux États-Unis) et qu'elle est en réalité encore plus marquée que ce qu'indique cette estimation imparfaite (2). Si cette régressivité fiscale au sommet de la hiérarchie sociale devait se confirmer et s'amplifier à l'avenir, il est probable que cela aurait des conséquences importantes sur la dynamique des inégalités patrimoniales et le possible retour d'une très forte concentration du capital. Par ailleurs, il est bien évident qu'une telle sécession fiscale des plus riches est potentiellement extrêmement dommageable pour le consentement fiscal dans son ensemble. Le relatif consensus autour de l'État fiscal et social, déjà fragile par temps de croissance faible, s'en trouve amoindri, notamment au sein des classes moyennes, qui assez naturellement ont du mal à accepter de payer plus que les classes supérieures. Cette évolution favorise la montée des individualismes et des égoïsmes : puisque le système dans son ensemble est injuste, alors pourquoi faudrait-il continuer de payer pour les autres ? C'est pourquoi il est vital pour l'État social moderne que le système fiscal qui le sous-tend conserve un minimum de progressivité, ou à tout le moins ne devienne pas nettement régressif à son sommet.

(1) Voir C. LANDAIS, T. PIKETTY, E. SAEZ, Pour une révolution fiscale. Un impôt sur le revenu pour le XXe siècle, Seuil, 2011, p. 48-53. Voir également www.revolution-fiscale.fr.

(2) En particulier, cette estimation ne prend pas en compte les revenus dissimulés dans les paradis fiscaux (dont nous avons vu dans le chapitre 12 qu'ils étaient importants) et suppose qu'un certain nombre de « niches fiscales» sont utilisées dans les mêmes proportions à tous les niveaux de revenus et de patrimoines (ce qui conduit probablement à surestimer le taux réel d'imposition au sommet de la hiérarchie). Il faut souligner que le système fiscal français est exceptionnellement complexe et se caractérise par la multiplication des régimes dérogatoires et la superposition des assiettes et des modes de prélèvement (par exemple la France est le seul pays développé à ne pas avoir institué de prélèvement à la source pour l'impôt sur le revenu, alors même que les cotisations sociales et la contribution sociale généralisée sont prélevées à la source depuis toujours). Cette complexité aggrave la régressivité et menace l'intelligibilité d'ensemble du système (de même que pour les retraites).

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 797 à 800

 

De façon générale, si l'on examine l'histoire de la progressivité fiscale au cours du siècle dernier, il est frappant de constater à quel point ce sont les pays anglo-saxons, et en particulier les États-Unis, qui ont inventé l'impôt confiscatoire sur les revenus et patrimoines jugés excessifs. L'examen des graphiques 14.1-14.2 est particulièrement clair. Cela est tellement contraire aux perceptions que l'on a généralement des États-Unis et du Royaume-Uni depuis les années 1970-1980, à l'extérieur comme à l'intérieur de ces pays, qu'il n'est pas inutile de s'arrêter quelque peu sur ce point. Au cours de l'entre-deux-guerres, tous les pays développés se mettent à expérimenter des taux supérieurs très élevés, souvent de façon erratique. Mais ce sont les États-Unis qui expérimentent en premier des taux supérieurs à 70 %, à la fois pour les revenus, dès les années 1919-1922, puis pour les successions, en 1937-1939. Quand on taxe une tranche de revenus ou de successions à un taux de l'ordre de 70 %-80 %, il est bien évident que l'objectif principal n'est pas de lever des recettes fiscales (et de fait ces tranches n'en rapporteront jamais beaucoup). Il s'agit in fine de mettre fin à ce type de revenus ou de patrimoines, jugés socialement excessifs et économiquement stériles par le législateur, ou tout du moins de rendre extrêmement coûteux leur maintien à ce niveau et de décourager très fortement leur perpétuation. Et dans le même temps il ne s'agit pas d'une interdiction absolue ou d'une expropriation. L'impôt progressif constitue toujours une méthode relativement libérale pour réduire les inégalités, dans le sens où cette institution respecte la libre concurrence et la propriété privée, tout en modifiant les incitations privées, éventuellement de façon radicale, mais toujours d'une manière prévisible et continue, suivant des règles fixées à l'avance et démocratiquement débattues, dans le cadre de l'État de droit. L'impôt progressif exprime en quelque sorte un compromis idéal entre justice sociale et liberté individuelle. Ce n'est donc pas par hasard si les pays anglo-saxons, qui dans une certaine mesure se sont montrés les plus attachés aux libertés individuelles au cours de leur histoire, sont aussi ceux qui ont été le plus loin dans la direction de la progressivité fiscale au cours du XXe siècle.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 815 à 816

 

En novembre 1938, dans la préface à la réédition de son livre classique de 1929 consacré à l'héritage, Josiah Wedgwood considère comme son compatriote Bertrand Russel que les « plouto-démocraties >> et leurs élites héréditaires ont failli face à la montée du fascisme. Sa conviction est que « les démocraties politiques qui ne démocratisent pas leur système économique sont intrinsèquement instables ». Il voit dans l'impôt lourdement progressif sur les successions l'outil central permettant une telle démocratisation pour le nouveau monde qu'il appelle de ses vœux (1).

(1) Voir]. WEDGWOOD, The Economies of Inheritance, Pelican Books, 1929 (rééd. 1939). Wedgwood décortique avec méticulosité les différents effets en présence, par exemple quand il mesure la faible importance des dons caritatifs, et en conclut que seul l'impôt peut conduire à l'égalisation souhaitée ; ou bien quand il constate que la concentration successorale est presque aussi forte en France qu'au Royaume-Uni vers 1910, ce qui le conduit là encore à conclure que le partage égalitaire à la française -bien que souhaitable- n'est manifestement pas suffisant pour conduire à l'égalité sociale.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 821 à 822

 

Après avoir connu une grande passion pour l'égalité des années 1930 aux années 1970, les États-Unis et le RoyaumeUni sont repartis avec le même enthousiasme dans la direction opposée au cours des dernières décennies. En particulier, le taux supérieur de leur impôt sur le revenu, après avoir été pendant longtemps nettement au-dessus des niveaux appliqués en France et en Allemagne, est passé nettement au-dessous depuis les années 1980. Pour simplifier, les taux allemands et français sont restés stables autour de 50 %-60 % au cours de la période 1930-2010 (avec une légère baisse en fin de période), alors que les taux américains et britanniques sont passés de 80 %-90% dans les années 1930-1980 à 30 %-40% dans les années 1980-2010 (avec un point bas à 28% à la suite de la grande réforme fiscale reaganienne de 1986) (voir graphique 14.1) (1).

(1) Pour la France, nous avons inclus sur le graphique 14.1 la CSG (actuellement 8 %) dans l'impôt sur le revenu (qui culmine à 45% en 2013), d'où un taux supérieur actuellement de 53 %. Voir annexe technique pour la série complète.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 822

 

Cette explication a en outre le mérite d'être cohérente avec le fait qu'il n'existe aucune relation statistiquement significative entre la baisse du taux marginal supérieur et le taux de croissance de la productivité des différents pays développés depuis les années 1970. Concrètement, le fait central est que le taux de croissance du PIB par habitant a été presque exactement le même dans tous les pays riches depuis les années 1970-1980. Contrairement à ce que l'on s'imagine parfois outre-Manche ou outre-Atlantique, la vérité des chiffres- autant bien sûr que les comptes nationaux officiels permettent de l'approcher - est que la croissance n'a pas été plus forte depuis les années 1970-1980 au Royaume-Uni et aux États-Unis qu'en Allemagne, en France, au Japon, au Danemark ou en Suède (1). Autrement dit, la baisse du taux marginal supérieur et la montée des hauts revenus ne semblent pas avoir stimulé la productivité (contrairement aux prédictions de la théorie de l'offre), ou tout du moins pas suffisamment pour que ce soit statistiquement décelable au niveau de l'économie dans son ensemble (2).

(1) Ibid., Figures 3 et Al et Table 2. Ces résultats, qui portent sur dixhuit pays, sont également disponibles dans l'annexe technique. Il est à noter que cette conclusion ne dépend pas du choix des années de départ et de fin : dans tous les cas, il n'existe pas de relation statistiquement significative entre la baisse du taux marginal et le taux de croissance ; en particulier, le fait de débuter dans les années 1980 et non dans les années 1960 ou 1970 ne change rien. Pour les taux de croissance des différents pays riches sur la période 1970-2010, voir également chapitre 5, tableau 5.1.

(2) Ce qui permet d'exclure une élasticité de l'offre de travail supérieure à 0,1-0,2 et permet d'aboutir au taux marginal optimal décrit plus bas. Tous les détails du raisonnement théorique et des résultats théoriques sont disponibles dans T. PIKETTY, E. SAEZ, S. ST ANTCHEV A, « Optimal taxation of top labor incomes : a tale of three elasticities », art. cité, et sont résumés dans l'annexe technique.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 825

 

D'après les données rassemblées par le Center for Responsible Politics à partir des déclarations de patrimoine des élus, le patrimoine moyen des 535 membres du Congrès américain serait supérieur à 15 millions de dollars en 2012. D'après les données rendues publiques par le gouvernement français, le patrimoine moyen des 30 ministres et secrétaires d'État serait actuellement de l'ordre de 1 million d'euros. Quelles que soient les incertitudes, l'écart paraît significatif. Dans les deux pays, le patrimoine moyen par adulte est de l'ordre de 200 000 dollars ou euros.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 834, Note 3

 

La raison la plus plausible pour laquelle les paradis fiscaux défendent le secret bancaire est que cela permet à leurs clients d'éviter d'avoir à faire face à leurs obligations fiscales, et à eux-mêmes de prélever une partie du bénéfice correspondant. Le problème, évidemment, est que cela n'a strictement rien à voir avec les principes de l'économie de marché. Le droit de fixer soi-même son taux d'imposition n'existe pas. On ne peut pas s'enrichir par le libre-échange et l'intégration économique avec ses voisins, puis siphonner leur base fiscale en toute impunité. Cela s'apparente à du vol pur et simple.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 847

 

Il faut enfin souligner que les pays du Sud seraient parmi les premiers à bénéficier d'un système fiscal international plus transparent et plus juste. En Afrique, les flux sortants de capitaux dépassent largement, et depuis toujours, les flux entrants d'aide internationale. Le fait de lancer dans les pays riches des procédures judiciaires contre une poignée d'ex-dirigeants africains pour biens mal acquis est sans doute une bonne chose. Mais il serait encore plus utile de mettre en place les coopérations fiscales internationales et les transmissions automatiques d'informations bancaires permettant aux pays africains et européens de mettre fin de façon beaucoup plus systématique et méthodique à ce pillage, qui est d'ailleurs autant le fait de sociétés et d'actionnaires européens et de toutes nationalités que d'élites africaines peu scrupuleuses. Là encore, la transparence financière et l'impôt progressif et mondial sur le capital sont la bonne réponse.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 881 à 882

 

Comment faire pour réduire significativement une dette publique importante, telle que la dette européenne actuelle ? Il existe trois méthodes principales, que l'on peut combiner dans diverses proportions : l'impôt sur le capital, l'inflation et l'austérité. L'impôt exceptionnel sur le capital privé est la solution la plus juste et la plus efficace. À défaut, l'inflation peut jouer un rôle utile : c'est d'ailleurs ainsi que la plupart des dettes publiques importantes ont été résorbées dans l'histoire. La solution la pire, en termes de justice comme en termes d'efficacité, est une cure prolongée d'austérité. C'est pourtant celle qui est suivie actuellement en Europe.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 885

 

J'ai tenté dans cet ouvrage de présenter l'état actuel de nos connaissances historiques sur la dynamique de la répartition des revenus et des patrimoines depuis le XVIII siècle, et d'examiner quelles leçons il est possible d'en tirer pour le siècle qui s'ouvre. Redisons-le : les sources rassemblées dans le cadre de ce livre sont plus étendues que celles des auteurs précédents, mais elles sont imparfaites et incomplètes. Toutes les conclusions auxquelles je suis parvenu sont par nature fragiles et méritent d'être remises en question et en débat. La recherche en sciences sociales n'a pas vocation à produire des certitudes mathématiques toutes faites et à se substituer au débat public, démocratique et contradictoire.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Page 941

 

La bonne solution est l'impôt progressif annuel sur le capital. Il est ainsi possible d'éviter la spirale inégalitaire sans fin, tout en préservant les forces de la concurrence et les incitations à ce que de nouvelles accumulations primitives se produisent sans cesse. Par exemple, nous avons évoqué la possibilité d'un barème d'imposition avec des taux limités à 0,1 % ou 0,5 % par an sur les patrimoines inférieurs à 1 million d'euros, 1 % entre 1 et 5 millions d'euros, 2 % entre 5 et 10 millions d'euros, et pouvant monter jusqu'à 5 % ou 10 % par an pour les fortunes de plusieurs centaines de millions ou de plusieurs milliards d'euros. Cela permettrait de contenir la progression sans limite des inégalités patrimoniales mondiales, qui s'accroissent actuellement à un rythme qui n'est pas soutenable à long terme, ce dont même les plus fervents défenseurs du marché autorégulé feraient bien de se soucier. L'expérience historique indique en outre que des inégalités de fortunes aussi démesurées n'ont pas grand-chose à voir avec l'esprit d'entreprise, et ne sont d'aucune utilité pour la croissance. Elles ne sont d'aucune utilité commune, pour reprendre la belle expression de l'article premier de la Déclaration de 1789, avec lequel nous avons ouvert ce livre. La difficulté est que cette solution, l'impôt progressif sur le capital, exige un très haut degré de coopération internationale et d'intégration politique régionale. Elle n'est pas à la portée des États-nations dans lesquels se sont bâtis les compromis sociaux précédents. Beaucoup s'inquiètent qu'en allant dans cette voie, par exemple au sein de l'Union européenne, on ne fasse que fragiliser les acquis existants (à commencer par l'État social patiemment bâti dans les pays européens à la suite des chocs du XXe siècle), sans parvenir à construire autre chose qu'un grand marché, caractérisé par une concurrence toujours plus pure et plus parfaite. Or cette concurrence pure et parfaite ne changera rien à l'inégalité r > g, qui ne provient nullement d'une « imperfection » du marché ou de la concurrence, bien au contraire. Ce risque existe, mais il me semble qu'il n'y a pas véritablement d'autre choix, pour reprendre le contrôle du capitalisme, que de faire le pari de la démocratie jusqu'au bout, en particulier à l'échelle européenne. D'autres communautés politiques de plus grande taille, aux États-Unis ou en Chine, font face à des options un peu plus diversifiées. Mais dans le cas des petits pays européens, qui seront bientôt minuscules à l'échelle de l'économie-monde, la voie du repli national ne peut mener qu'à des frustrations et à des déceptions plus fortes encore que la voie européenne. L'État-nation demeure l'échelon pertinent pour moderniser profondément nombre de politiques sociales et fiscales, ainsi que dans une certaine mesure pour développer des nouvelles formes de gouvernance et de propriété partagée, intermédiaire entre propriété publique et privée, qui est l'un des grands enjeux de l'avenir. Mais seule l'intégration politique régionale permet d'envisager une régulation efficace du capitalisme patrimonial globalisé du siècle qui s'ouvre.

Thomas Piketty, Le capital au XXIéme siècle, Pages 943 à 945

 

Pour un traité de démocratisation de l'Europe

Titre : Pour un traité de démocratisation de l'Europe

Auteur : Stéphanie Hennette, Thomas Piketty, Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez

Genre : Politique

Date : 2017

Pages : 93

Éditeur : Seuil

Collection : -

ISBN : 978-2-02-137275-5

Comment contenir le déferlement de la vague populiste qui risque de balayer nos démocraties ? Comment prévenir l’éclatement de l’Union européenne ? Pour en finir avec des politiques économiques disqualifiées, mettre l’austérité en minorité et lutter contre les inégalités, il est urgent de démocratiser le gouvernement de la zone euro.

Rédigé par une équipe pluridisciplinaire de juristes, politistes et économistes, repris par Benoît Hamon, le projet de traité, ici présenté et commenté, institue une Assemblée parlementaire de la zone euro permettant de promouvoir la justice fiscale et sociale. Le traité peut être adopté en l’état par les pays qui s’y rallieront. Le texte est précédé d’une introduction qui expose sa mise en œuvre de façon pédagogique. L’objectif est que chaque citoyen s’empare du débat européen et que les différentes forces sociales et politiques contribuent à améliorer ce projet et à nous sortir de la sinistrose ambiante.

Stéphanie Hennette, professeure de droit public à l’université Paris Ouest Nanterre, Thomas Piketty, directeur d’études à l’EHESS, professeur à l’École d'économie de Paris/Paris School of Economics, Guillaume Sacriste, maître de conférences en science politique à l’université Paris I (Panthéon-Sorbonne), Antoine Vauchez, directeur de recherche au CNRS.

 

Extraits :

Tout à la fois puissant et insaisissable, le gouvernement de la zone euro s’est développé en fait dans l’angle mort des contrôles politiques, dans une sorte de trou noir démocratique. Qui contrôle, en effet, l’écriture des Mémorandums qui imposent des réformes structurelles considérables en échange de l’aide financière du Mécanisme européen de stabilité? Qui suit l’activité exécutive des institutions qui composent  la troïka? Qui évalue les décisions prises au sein du Conseil européen des chefs d’État de la zone euro? Qui sait ce qui se négocie au cœur des deux comités centraux de l’Eurogroupe que sont le comité de politique économique et le comité économique et le comité économique et financier? Ni les parlements nationaux, qui ne contrôlent dans le meilleur des cas que leur propre gouvernement, ni le Parlement européen, qui a été soigneusement placé à la marge du gouvernement de la zone euro. Opaque et fonctionnant en vase clos, ce gouvernement de la zone euro a en somme bien mérité les critiques qui se concentrent sur lui, à commencer par celles de Jürgen Habermas qui n’hésite pas à parler à son propos d’ « autocratie post-démocratique »!

Or ce déni démocratique n’est pas qu’une question de principe, ni qu’un enjeu d’équilibre des pouvoirs, loin s’en faut. Il a des effets bien réels sur la teneur même des politiques économiques conduites dans la zone euro. Il mène à une forme de surdité aux lanceurs d’alerte et autres voix dissonantes – comme on le voit aujourd’hui encore, face au chœur pratiquement unanime des économistes qui soulignent le caractère inéluctable de la renégociation de la dette grecque. Il favorise aussi une grande insensibilité aux signaux politiques pourtant lourds qu’envoient désormais les votes nationaux, qui ne cessent de pointer la montée d’un populisme d’extrême droite. Sur le fond, cette structure de pouvoir conduit à surestimer les enjeux liés à la stabilité financière et à la « confiance des marchés », et à sous-estimer les thèmes qui sont les plus susceptibles d’intéresser directement le plus grand nombre, à l’image des politiques de l’emploi, de la croissance, de la convergence fiscale, de la cohésion sociale et de la solidarité, etc.

Il y a donc urgence à rehausser la garde démocratique et à replacer la démocratie représentative au cœur des politiques économiques européennes. Il est grand temps de sortir de l’opacité et de l’irresponsabilité politiques dans lesquelles évolue ce nouveau pouvoir européen en introduisant en son cœur une institution démocratiquement élue. Seule une Assemblée parlementaire dispose en effet de la légitimité nécessaire pour rappeler ce gouvernement de la zone euro à ses responsabilités.

Stéphanie Hennette, Thomas Piketty, Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez, Pour un traité de démocratisation de l'Europe, pages 7 à 9

 

 

 

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